Brown University
Purchased from the
Louisa D. Sharpe Metcalf Fund
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O D E R A H I ,
A
HISTOIRE AMÉRICAINE;
CONTENANT
une peint u re Ji delle des ni cou rs
des hahitans de V intérieur de
l'Amérique Sep te n tri on ale.
Odérahi est la sœur aînée d’ A TA LA,
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A V A R I S.
{ BOISÉE , Imprimeur,
\ n° 21 ;
PI CH A RD , Libraire
, n*?. 1 8 ;
I DESENNE , Libraire ,
V galerie de pierre.
rue Hante-feuilïe',
, quai Voltaire ,
Palais du Tribunal
AVIS DE L'ÉDITEUR.
Odéràhi est la sœur aîné d’Atala;
le lecteur saisira facilement dans le
caractère des deux jeunes femmes
sauvages les traits qui établissent
cette parenté : toutes deux ont eu
pour mère la Muse qui aime à
peindre les hommes de la Nature •
elles n ont pas , il est vrai , le
même père; encore se trouve- t-il
beaucoup de ressemblance entre les
deux amans de cette Muse.
Tous deux ont éprouvé cet en-
thousiasme qui inspire à une jeune
ame la description des mœurs des
sauvages; tous deux ont brûlé du
désir de vivre avec ces hommes de
la. Nature , et tous deux étaient
1
g
il
V]
très-jeunes lorsqu’ils furent inspirés
par elle»
Odérahi fit son entrée dans le
monde civilisé dans des temps peu
favorables» Quel intérêt pouvaient
inspirer les malheurs d’une sauvage
à des lecteurs qui tous, ou presque
tous , voyaient leur fortune , leur
existence même compromises ? ce-
pendant elle fut accueillie deux fois
avec assez de faveur , mais sans
éclat. Depuis cinq ans , elle par-
courait paisiblement sa carrière
littéraire , trouvant toujours quel-
que cœur neuf et sensible qui s’in-
téressait au récit de ses malheurs ;
mais ce calme fut troublé lorsqu’elle
vit paraître Atala.
Un indiscret lui dit : « Cette
Atala dont on parle tant, est votre
É
% •
VI)
\
sœur cadette ! » Odérahi se hâta de
la voir : à la première entrevue ,
la tendresse fraternelle s’émut, elle
s’écria : « C’est ma sœur ! même
mère , même patrie ! » Mais à ce
premier sentiment succéda bientôt
une jalousie secrète : elle alla se
présenter devant son tuteur , et lui
dit : « Ma mère a donné le jour à
une fille qui vient d’entrer dans le
monde ; on l’admire, on la célèbre,
et moi presque oubliée..... cepen-
dant , je suis aussi tendre , aussi
fidelle j » elle allait ajouter aussi
jolie j son tuteur l’arrêta : cc N éta-
blissez point entre vous de compa-»
raison , lui dit-il $ sans doute votre
sœur a des qualités réelles et très-
estimables , puisqu’elle est généra-
lement estimee ; contentez-vous du
ir
1
# : J
1
VJ
F
succès que vous avez obtenu , quoi-
que vous ne fussiez pas connu sous
votre nom propre , et que vous
n’ayez paru qu’avec d’autres , dans
une collection de petits formats ,
sous celui de Veillées Américaines.
Laissez votre sœur à son tour par-
courir sa carrière. — Mais elle a
paru trois fois sur le théâtre litté-
raire ; je ne suis , quoique Y aînée 9
qu’à ma seconde \ pourquoi ne me
présenterai-je pas encore? Le goût
du public se prononce enfin pour
des peintures douces , des senti-
mens naturels et tendres ; je mar-
cherai à côté de ma sœur ; ceux
qui aiment Àtala aimeront égale-
ment Odérahi. On me placera près
d’elle , et nous ne nous quitterons
plus. Que cette réunion aura de
charmes ! »
IX
Qu’un tuteur a de faiblesse ! celui
d’Odérahi ne put résister à ses
instances ; il lit les frais d’une
apparution nouvelle pour sa pupille
qu’il aimait , sans le dire , autant
que ses propres enfans. Puisse cette
dépense n’être pas en pure perte
comme celle que font inutilement
tant d’autres pères.
Nota. Ces lettres furent écrites^
dans le dix -huitième siècle , par
un Français , fait prisonnier par
les Sauvages sur les frontières du
Canada. Le style annonce que ce
fut pendant le cours de sa captivité
qu’il traça ce récit, qui fut, après
sa mort , vendu par ses hôtes à
des chasseurs Canadiens.
’\
V
U
I •
O D É R A H I fi),
HISTOIRE AMÉRICAINE.
Eugénie ! toutes les espérances
qui fleurissaient dans mon cœur ,
comme de jeunes plantes échauffées
par le soleil , ont été flétries- par le
sort : elles sont étendues sur la
terre, et ne donneront pas de fruits!
mes pieds ne fouleront plus l’herbe
de la prairie que je parcourais avec
toi dans les premières lunes de ma
vie : mes yeux ne suivront plus le
cours de la riviere qui l’arrose : mes
oreilles n’entendront plus les chants
mélodieux de la fauvette et àu ros-
signol qui célébraient le retour de
la lune des fleurs j je ne m'asseoirai
jamais sur ta natte , ô mon Eugénie !
J’ai vu les arbres se couvrir deux
fois de fleurs et de fruits ; les neiges
ont couvert deux fois les montagnes
depuisque ma main a cessé de tracer
sur le blanc les pensées de mon es-
prit , les sentimens de mon cœur :
(i ) Oderalu signifie colombe en langue
udouessiouse# °
«
A
h
*x
a 0 D É II A II I.
le fleuve du temps qui m’entraîne
m?a fait traverser d'immenses dé-
serts, voguer sur des lacs, remonter
des rivières, parcourir des forêts $
une longue suite d îles , de coteaux,
•de montagnes a passé devant mes
yeux ; je n’ai pu, une seule fois ,
attacher ma pirogue au tronc d’un
arbre , rri*asseoir à son ombre pour
pleurer, la tête cachée dans mes
mains appuyées sur mes genoux ;
je n’ai pu te dire sur le blanc , que
je t’aime toujours j que mon ame ,
semblable à une colombe , que des
en fans ont attachée à un long fil ,
vole sans cesse vers toi, pour se
reposer sur ton cœur , et retombe
dans la nuit de la mort ; comme
la colombe qui s’envolait vers sa
compagne , se trouve arrêtée , et
retombe palpitante sur la terrç,
A présent que je suis assis en paix
sur ma natte , ma main accoutumée
à tendre une flèche , à manier une
rame, un casse-tête ,s\est endurcie ;
mes doigts ne peuvent conduire ma
plume qu’avec peine <; mon esprit,
jàoyé dans le torrent des événemens
OD É RA H T. 3
qui se sont écoules , ne sait où
prendre terre ; semblable a un oi-
seau battu par la tempête, il ne
connaît plus sa route : la langue de
mon pays est presque effacée de
ma mémoire : mon cœur brûle du
désir de te parlet de ses peines 9
mais tu ne peux l’entendre. Une
jeune femme est assise sur ma
natte ; elle est douce et belle comme
toi ; 1 esprit brille dans ses yeux j
le feu de l’amitié fait palpiter son
cœur ; elle se plaît à m’apporter’
des ecorces blanciies , à exprimer
ie suc des plantes dans une coquille
pour que je puisse t’écrire 5 elle
m aime; mais elle ne peut être que
ma sœur , toi seule est mon épouse t
c mon cœur est comme un enfant
européen , que la femme qui l’a
nourri remet entre les mains de sa
mère ; il ne la reconnaît pas , résiste
a ses caresses, pousse des cris plain-
tifs et se débat avec force, lorsqu’il
voit sa nourrice le quitter : et quand
il ne Faperooit plus , il reste étendu
sur la terre , près de la porte de la
cabane , et repousse ceux qui yen-
A 2
lent le consoler. Je suis assis sur
ma natte , triste et silencieux ; mes
pleurs tombent sur l’écorce blan-
che : je n’entends pas les paroles
cVamitié que me dit la jeune femme
qui est auprès de moi.
Grand-Etre , dont la volonté puis-
sante m’a séparé de celle que j’ai-
mais, j’obéis à ta voix ! je n’ose
pas me plaindre $ ruais du moins
conduis ma main roidie par la
fatigue ! fais que je puisse tracer
ma vie sur le blanc et faire voler
remplirent l’air d’une brume épaisse
et brûlante qui corrompit toutes
nos provisions : la laim qui rompt
les liens qui unissent les hommes
entre eux, nous sépara les uns des
autres. Je quittai le fort et pénétrai ,
avec quelques amis, jusqu aux lacs
de l’intérieur, conduits par le gibier
qui fuyoit devant nous, et par l’es-
pérance qui nous montrait de loin
v la grande cabane des -Français.
Nous avions dressé notre eaba-
- nage dans une clarière , au milieu
J.
O ü É R A H I. , 5
• +
d’une foret ; nous dormions paisi-
blement , après nous être rassasiés
de la chair d’un orignal ; des hommes
des bois entrèrent en renards dans
notre hutte , enlevèrent nos fusils f
nos munitions, et redoutant la ven-
geance des hommes barbus , ils
nous frappèrent avec leurs casse-
têtes. J’avais reçu un coup sur le
crâne ; je roidis mes membres pour
faire le mort , afin de me sauver.
Lorsqu’ils furent partis , je versai
des larmes sur les corps de mes
compagnons et me glissai sous des
arbustes $ là je bandai ma plaie
avec des feuilles et des lianes.
Je marchais pendant la nuit, et
nie cachais pendant le jour, comme
le daim poursuivi par des chasseurs :
je fus découvert par une troupe
d’hommes des bois , différens de
çeux qui m’avaient blessé : ils ac-
coururent à moi en poussant des
cris aigus , me garottèrent avec
des bandes de cuir , et m’entraî-
nèrent a leur pirogue , dans la-
quelle ils m e tendirent comme un
cadavre.
z&t ■
ê ODER A H ï.
Lorsque la lune sortit de derrière
les montagnes , ils me portèrent u
terre , m’attachèrent les pieds et
fes mains à quatre pieux ; une
lanière, passée autour de mon col,
était tenue par plusieurs Indiens >
en sorte qu’il m’était impossible de
faire quelque mouvement, sans les
réveiller tous. Je vis auprès de moi
d’autres prisonniers, que je reconnus
pour être de ces Iroquois, que les
Robes noires ont rendu leurs es-
claves. Nos ennemis se reposaient r
pendant le jour , sur des peaux
d’ours , à l’abri de leurs pirogues
renversées et soutenues par un pieux^
nous étions étendus , presque nus ,
sur la terre ; les moustiques nous
dévoraient : la nuit ils nous repor-
taient à leurs pirogues et conti-
nuaient leurs routes. Les sauvages
s’arrête rent près du lac Ouinipike f
à l’un des bords de la rivière Bour-
bon sur lequel est bâtie une grande
cabane palissadée , où les Canadiens
viennent échanger leurs fourrures
avec les Killistinoës , les Assénipoëls
qui habitent les bords du Grand-
O D Ê R A H I. 7
père des eaux , et les Mahas qui
'vivent dans les terres de l'ouest.
L’espérance rne faisait croire que
je serais bientôt délivré par ces
Canadiens ; un coup de fusil me
lit tressaillir : je fixai mes regards
sur l’endroit d’où il était parti; je
vis des Français , coureurs de bois,
qui chassaient sur la colline; mon
plaisir fut presqu’aussï vif qu’il le
serait , si j’avais le bonheur de te
revoir : je poussais de grands cris 9
pour qu’ils vinssent me délivrer ;
lés Indiens me Couvrirent la bouche
avec des fourrures , et voguèrent
Sous les érables jusques à une petite
île dans laquelle ils se Cachèrent :
lorsque la lune les éclaira , ils ra-
mèrent avec tant de force, que letf
arbres passaient devant moi comme
des oiseaux.
ï^eus arrivâmes enfin à leur pays j
alors toutes mes espérances s’envo-
îèrènt; mon aine plia sous le poids
de ia douleur , comme un jeune
arbre plie' soûS le poids d’uri oiseau
de nuit : une voix secrète me disait
que je ne te reverrais jamais : je;
8 O D É R A H I.
me laissai tomber au fond de la
pirogue , soupirant après ia mort.
Les Iroquois virent la cime des
montagnes tracée sur l’horizon , ils
chantèrent la chanson de mort d’un
ton lent et lugubre ; ils dirent :
«Je vais mourir ! les bourreaux
vont déchirer mes membres, brûler
mes chairs, arracher mes nerfs im-
plantés dans mes os , mais la dou-
leur ne fera pas rider mon front ,
ni baisser mes sourcils; mon corps
restera immobile , comme un arbre,
contre lequel on lance des flèches :
je mourrai en brave guerrier et j irai
dans le pays des âmes : tous les
guerriers se rassembleront autour
de moi ; je chanterai mes exploits j
le bruit en courra de bouche en
bouche; les pères de ma nation me
reconnaîtront pour leur fils : nos
âmes reviendront sur la terre pour
exciter nos enfans à la vengeance ,
et les engager à exterminer ces
femmes, qui n’osant pas nous atta-
quer pendant le jour, nous ont
surpris endormis sur nos pirogues 1
« Je vais à la mort $ les bourreaux
ODÉRAHI; 9
vont déchirer mon corps , mais il
restera immobile comme un arbre
contre lequel on lance des flè-
ches ! »
Ces tristes accens se gravèrent
dans mon esprit y je les répétais sans
les comprendre ; comme l’écho des
montagnes : tout-à-coup les bois
retentirent de cris affreux $ des
troupeaux de buffles effrayés en
sortirent pour passer le fleuve à la
nage ) ils furent suivis par une foule
d’hommes, de femmes et d’enfans
qui accoururent sur nous , comme
des loups affamés. Les jeunes captifs
prirent l’attitude fière et menaçante
d’un guerrier qui provoque sort
ennemi au combat 3 ils entonnèrent
la chanson de mort ; ils insultèrent
les bourreaux qui nous couvrirent
de plaies en nous frappant avec dés
branches. Les enfans nous enfon-
çaient des epines dans les jambes y
des vieillards décrépits nous décou-
paient les chairs avec des coquilles ;
les^ femmes , surtout , nous mor-
daient les lèvres , nou& frappaient
les mains : les Iroquois immobiles
A 5
po ODÊ R A: H T.
comme des rochers , crachaient ai*
visage de ceux qui leur brûlaient
les* doigts dans des pipes.
L'idée du Grand-être se présenta
à mon esprit, et me fit soutenir la
douleur avec courage ; je m'écriai
d'une voix fonte : ce Tourmens af-
freux qui déchirez chaque partie de
mon corps, inquiétudes dévorantes
qui rongezïdepuis si long-temps mon
cœur , en mnpesant qui fatigue mon
esprit , noires idées dont mon ame
se repaît sombre mélancolie , sen-
sibilité excessive qui avez empoi-
sonné mes plus faibles plaisirs , et
vous tous , maux attachés à l'huma-
nité, je vous brave, je vous délie :
le Grand-être m'a donné une ame
elle est immortelle , vous ne pouvez
la détruire ; un jour elle goûtera la?
suprême félicité ! »
Les jeunes captifs applaudirent à
mon courage; il alluma la colère*
des bourreaux, quisarrêtèrentpour
nous tourmenter encore ^ évitant
avec soin de nous porter des coups,
jgnortels.
, |Î3; nous conduisirent dans une4
' é Û É $ À MT: fi
prairie', an milieu de laquelle étaient
dressées des tentes de cuir, et nous
laissèrent entre les mains de ceux^
qui en sortaient. Ges nouveaux en-
nemis posèrent sur nos têtes des;
couronnes de plumes , nous bar-3
feduillèrent le corps de noir* , de
rouge et de blanc < nous mirent
dans lés mains des bâtons recou-
verts de peaux de eigne, et nous*
firent passer entre deux haies de*
femmes qui nous accablèrent do
coups : les Iroqu ois marchaient len-
tement4, en triom phe , comme dan s
une cérémonie. Nous fûmes escor-
tés de cette manière jusqu’au milieux
de la place r au centre de laquelle*
étaient six poteaux de mort , en-
tourés de branches sèches,de$tinée&
a nous brûler : ils nous firent entrer
dans une cabane très* sombre ; nous;
attachèrent à de gros pieux , lais-
sant auprès de' nous des viandes;
cuites et du mahis rôti.
kes jeunes Iroquoïs mangèrent en*
pariant entr’eux et riant aux éclats*
ils s’endormirent et ronflèrent r
comme s’ils venaient d’un festin^
A 6
/
)
12 OBÉRA HI,
Deux fois le soleil fit entrer ses
rayons dans notre cabane , entre
les peaux qui la couvraient $ le
troisième jour , des hurlemens af-
freux me firent tressaillir : les In-
diens renversèrent la tente et pous-
sèrent des cris de joie en voyant,
leurs victimes : je n’aperçus encore
que des Hurons qui nous tourmen-
tèrent ; les Iroquois chantaient avec
force : x
«c Vils Hurons ! notre nation a
jonché la terre des cadavres de vos
guerriers} elle a renversé vos huttes >
comme le vent renverse l’herbe de
la prairie j elle a brûlé vos femmes,
vos enfans ; nos vieillards ont bu
dans leurs crânes ! vous avez fui ,
comme des daims timides , chez
une nation de femmes , mais les
guerriers de ma nation vont arriver
par le grand fleuve ï j’entends leurs
voix sonores qui vous font trem-
bler dans vos cabanes ! les voilà 1
ils vous assomment , comme des
pigeons endormis ; ils brûlent vos
tentes ; les flammes éclairent les
cadavres de vos femmes, de vos
1
JL
- ODÉRAHI. i3-
enfans étendus sur la terre. Que je
suis joyeux ! mon aine boit ie
plaisir ! Frapp ez ! frappez ! guerriers
clés cinq nations iroquoises , qu’il
ne reste pas un seul de ces vils
Hurons 1 ils fuiront devant vous 9
jusqu’à ce que les grandes eaux les
arrêtent ; alors vous les forcerez à
s y. précipiter du haut des rochers
qui les bordent !. .. Ma voix vous
fait pâlir ; vous tremblez , que sera-
ce, lorsque le cri de guerre des
Iroquois frappera vos oreilles !...
Quoi 1 vous ne me tourmentez plus !
la fatigue retient elle vos bras , ou
‘ craignez-vous que mes liens ne se
rompent? n’ayez pas de crainte ; je
n’ai jamais frappé de femmes ! Eh !
que je suis malheureux d’être brûlé
par elles ! je ne mourrai pas en
guerrier : Allons ! faites donc rougir
des pierres ; appliquez-les sur mes
chairs ; enlevez ma chevelure. Posez
sur ma tete un gros caillou rougi
au feu ; mettez des charbons dans
ma bouche > pour que je ne puisse
plus vous cracher au visage ! Je
pourrai dire , en arrivant au pays
OÜ
f'S
dès âmes : j e suis mort en brave f îfs?
nfont ouvert lë ventre, y ont jeté'
dès cailloux de feu ! Les guerriers*
me répondront1: cela est bien; nous'
reconnaissons notre fils »
ç Les bourreaux* irrités mirent té*
feu aux fagots , et bientôt ils furent
dévorés par les flammes ; alors ils
se précipitèrent sur moi , et me*
déchiraient les chairs , lorsqu'une
Jeune fille , belle comme un sassa-
fras en fleurs , éloigna ces hommes
teints dé sang", et dansa devant moi
eu chantant : elle me regardait: d’un
air doux , comme une mère qui
contemple son' enfant : ses gestes
lire révoltaient ; j’étais tenté de lui
cracher au visage ; je croyais qu’elle
insultait à mort malheur : elle1 me
■#
parut plus féroce que le tigre dont'
la* peau est douce y et dont le cœur
a soif der sang; Un vieux guerrier
s^approcha d’elle , et l’éloigna , en
îüi! disant: v 1
J ce Jeune O'derahi , laisse «nous
dévorer cet1 Homme-barbu Fil faut
que son sang rafraîchisse nos âmes
Brûlées par la soif de la vengeance,.
; <X. r ^ -7'
’ • ’ • - • tr • ■;? N. - ' > *»- V-- *
- -v r- — ; v?-”- • * 'Z
-JL.
O B È W A H T. iS
Tandis que nos femmes , assises au*
pied d’un arbre , faisaient rôtir les*
chairs d’un orignal, pour le repas,
des chasseurs^ des Hommes-barbus
les ont saisies , après leur avoir fait;
des présens ; ils ont appliqué leurs
bouclies , ils ont posé leurs mains
sur les mamelles qui nourrissent
nos enfans : nous serions des lâches
si nous ne brûlions pas la bouche
et les mains de cet Homme-barbu !
co Nos chasseurs ont trouve le&
cabanes de mort de nos guerriers
brisées et renversées fleurs cadavres
nus et dévorés par les loups f il
n y a que des Hommes-barbus qui
puissent insulter ainsi les morts ,
pour avoir les fourrures dont ils;
sont enveloppés : nous serions des*
enfans ingrats, si nous ne brûlions,
pas cet Homme -barbu r pour ap*»
paiser les âmes de nos parens irri-
tés !* éloignes toi, jeune Odérahi ?r
que nos femmes lavent leurs bou^:
cbes* et leur sein dans le sang' de gq*
prisonnier \ » >
La jeune femme repoussa le guen*
irier ^ et dit ; Nadouëssis , qu;u
!
\ N ' - V "
s\ ' I V ’
x ■>] ;
i-6 ODÉRAHI.
écoutez les paroles des esprits ; qui
allez toujours où ils vôus disent
d’aller > et faites ce qu’ils vous disent
de faire } écoutez les paroles que
l’esprit m’a fait entendre î ne les
laissez pas tomber sur la terre ,
afin que les esprits ne soient pas
irrités contre vous !
« Je dormais sur ma natte : l’esprit
s’est placé sur ma tête ; il m’a fait
voir un jeune Homme- barbu assis
sur la natte de mon père, il m’a
dit ; — Adopte ce prisonnier pour
ton frère ! — C’est lui que je vois
attaché au poteau de mort r jetez
, loin de vous les instrumens du sup-
plice; éteignez le feu; coupez ses
liens ; je veux l’emmener dans ma
tente ; il est mon frère ! et vous ,
mes sœurs, allez cueillir des plantes
pour ses blessures. ?>
<• En même- temps , elle détacha mes
liens , et deux guerriers me portèren t
à la tente de cette jeune femme , qui
me suivait, en dansant et chantant
comme une folle. Je vis , en entrant
dans cette tente , un vieillard assis
sur une natte ; elle étendit une;
ODËRAH I. i7
peau d’ours sur la terre, on me posa
dessus :1e vieillard restait immobile^
elle lui dit: c< voilà ton fils de retour
du pays des âmes ; il y a long temps
que tu pleurais sur sa natte aban-
donnée; j’ai dit : il faut que mon.
frère revive : nous l’aimions trop
pour en être séparés plus long-
temps ! je le remets sur ta natte ,
dans la personne de ce prisonnier. »
Il se leva comme un homme qui.
sort d’un profond sommeil, dansa
autour de moi, et fit tous les gestes
d’un père qui retrouve son fils égaré:
j étais joyeux comme un cerf qui
s’est échappé des mains des chas-
seurs , et qui vient se reposer sous
son buisson oii il lèche ses plaies.
La jeune Indienne appliqua sur
mes blessures des plantes pilées 9
avec de la terre rouge : elle était
empressee autour de moi , comme
une mère auprès de son enfant ;
elle me donna des fruits et de la
liqueur qui coule des érables à
sucre; ce jus rafraîchissant éteignit
le feu qui brûlait mon sang : elle
me lava le corps avec cette liqueur
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1
O E> Ê R A H I.
qui imprimait le plaisir à tous mes
membres déchirés parles tourmens :
Ses tendres1 regards rassuraient mon
lJ
cœur effarouché par l’aspect des
bourreaux. Mon ame reconnaissante
s’éleva vers le Grand-être , pour le
remercier de m’avoir arraché au sup-
plice ; elle abandonna mon corps ,
qui retomba sans force sur la peau
d’ours.
•- En sortant de ce sommeil de la
mort , je sentis le bras de ma jeune
mère qui était passé autour de moi >
pour me soutenir; j’appliquai mes
lèvres brûlantes sur ses mains , elle
ne les retira pas ; ce baiser soulagea
mon cœur agité par la reconnais-
sance.
' Odérahi me fit boire des eaux de
feu pour ranimer mes forces abat-
tues ; et après avoir fait infuser
dans l’eau bouillante des plantes ,
des racines , des écorces et des
cœurs d’animaux:, elle les appli-
qua sur mes plaies , elle prenait h
peine le temps de la préparer ,
revenait auprès de moi , arrêtait
ses regards sur moi* * suivait tous*
À.
O D È R A FI I. 19
mes gestes; au moindre signe de
douleur , elle soufflait sur mes
blessures de cette liqueur qu'elle
prenait dans sa bouche , puis mettait
dessus des peaux de serpens.
Mon père venait pleurer sur mes
mains, et sortait pour aller cueillir
des plantes nouvelles ; pendant ce
temps , ma jeune amie assise sur
ma natte, les genoux et les bras
croisés, dans Fattitude d'une mère
qui contemple son enfant chérie ,
lisait dans mes yeux , se relevait
pour me donner à boire, arranger
ma peau d’ours ou m’aider à changer
de position. Quand mon père était
de retour, elle pilait les plantes,
les posait sur mes plaies , après avoir
enlevé avec patience celles qui s’é-
taient attachées à ma peau.
Lorsque mes souffrances me fai-
saient soupirer , elle laissait tomber
des larmes qui rafraîchissaient mont
cœur, comme les pleurs de la nature
rafraîchissent la terre brûlée par le
souffle des vents ; elle me donnait
sa main à baiser ; ses tendres ca-
resses adoucissaient mes peines. En
/
30 ODÉ R A H I.
voulant lui exprimer toute ma re-
connaissance , je dérangeais les ap-
pareils ; elle m’arrêtait les bras ,
parlait avec vivacité , frappait des
pieds d’impatience : elle était in-
quiète , comme un oiseau qui voit
ses faibles petits , s’essayer à voler }
et, pour me calmer , elle me cares-
sait comme un enfant.
Le soleil avait éclairé plusieurs
fois ma tente; toujours il avait vu
ma jeune mère assise auprès de son
fils ; toujours il m’avait vu triste et
pensif, comme un père qui a perdu
sa famille ; enfin les morceaux de
flèches, les épines, les éclats de
bois qui étaient entrés dans mes
chairs en sortirent ; elles devinrent
fraîches et vermeilles : ma jeune
mère , mon père Ourahou dansèrent
autour de moi , pour exprimer leur
allégresse. Odérahi chantait d’une
voix douce et sonore , comme celle
des vents qui mugissent autour des
flancs d’un rocher ; ils disaient
tour à-tour:
«< Mon frère est de retour du
p$y$ des âmes ; tu le croyais perdu
* i
/
V
ODÉRAHI. Mi
pour jamais ; tu le pleurais , la tête
cachée dans les mains ; le voilà
assis sur sa natte ; je danse autour
de lui. Son corps était déchiré de
plaies , comme un vieil arbre , dont
l’écorce est fendue de tous les côtés ;
il s’est redressé ; sa peau est unie
comme l’écorce d’un jeune arbre ;
ses joues se remplissent et se cou-
vrent du coloris des fleurs; bientôt
il t’apportera les dépouilles d’un
guerrier qu’il aura vaincu.
; — Mon fils , mon cœur bondit de
joie, comme celui d’une biche, qui
voit rentrer sous la feuiilée son jeune
faon long-temps poursuivi par les
chasseurs. Toutes les lunes, j’allais
avec Odérahi, pleurer à la grande
cave, sur les os de mon fils; le
voiia assis sur ma natte, je danse
autour de lui.
— ‘Mon frère, le cœur d’Odérahi
palpite de tendresse , comme celui
d’une colombe qui bat des ailes au-
près de son époux, échappé des
serres du vautour : toutes les nuits,
je pleurais sur ma natte , lorsque
3 ^tendais ton ame plaintive , er-
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*a ODÉRAfi I.
rente autour de moi; mais te voilà i
lu es beau comme un bon esprit, le
feu de tes yeux a séché mes larmes;
ta voix douce comme celle du rossi-
gnol, a rassuré mon cœur effrayé
par les gémissernens des guerriers
tués dans le combat où mon frère
a péri : tu as rempli le vide de ma
tente.
« Mon frère est de retour du pays
des âmes; je le croyais perdu pour
jamais ; le voilà assis sur ma natte ;
je danse autour de lui ! »
Un soir, tandis qu’il régnait un
profond silence , et que notre tente
n’était éclairée que par la lueur in-
certaine de quelques tisons embrâ-
sés, j’entendis un léger murmure
occasionné par le vent ou par le
feu ; Odérahi chantait , son père
l’interrompit.
JC< Odérahi, dit-il , fermes ta bou-
che ! N’entends- tu pas la voix de
mon épouse Wanissa, qui vient du
pays des âmes , pour remplir le vide
de ma tente et calmer notre dou-
leur ?
— Oui , mon père , j’enfcentjs la
voix plaintive de ma mère Wanissa;
son ame voltige autour de moi ; je
la sens , elle fait tressaillir mon
coeur. ; >
— Wanissa ! douce et sensible
Wanissa ! tu viens pleurer chaque
jour sur la natte de ton fils ! j’entends
■ ^ » -mm -a _ "
tes soupirs ; ils déchirent mon cœur:
n’est-il pas avec toi dans le pays
des âmes ?
^ .* ■ Vjl
O ma mère Wanissa , ton ame
IV ! , 7 , . 1 I . M
remplit tonte la tente , elle imprime
à mon esprit un respect religieux ,
une douce émotion à mon cœur. Tu
es assise sur la natte de ton fils ; mes
yeux ne te voient pas , mais mon
ame est pleine de toi ! ï*
— Epouse infortunée, tu viens
te reposer sur la natte de ton mal- $
heureux fils ; tu viens
soupirs à ceux de son pe
vois encore à travers le t
n’est plus, te jetant sur c
sanglant , ramené par les j
tu voulais y faire passer 1
pour le ranimer, et tu resta
r
r
K
!} :
a4 O D É R A H I.
sur ta natte, auprès de lui , prête à
descendre dans la même tombe !
— O ma mère Wanissa , ton cœur
était attaché à celui de ton fils ,
comme deux arbres qui ont cruen-v
semble , dont les troncs se sont unis :
quand la mort vous a séparés , elle
a déchiré ton cœur , comme on
déchire les arbres amis , pour les
désunir ; ton ame a suivi la sienne ,
et tu as laissé ton époux et ta pauvre
fille pleurant nuit et jour sur ta
natte de mort : tu viens joindre tes
soupirs à leurs soupirs !
« O ma mère Wanissa , restes à
présent auprès de Pâme de ton fils ;
ne l'abandonnes plus ; le vide de
notre cabane est rempli; nous ne
pleurons plus! voici mon frère de
retour du pays des âmes ; je danse
autour de lui : ne viens pas mêler
tes soupirs à nos chants d’allé-
gresse !
Mais non , reviens encore du
pays des âmes; amène - nous Taine
de ton fils , vous vous réjouirez
avec nous ! »
Pendant qu’ils chantaient ainsi 9
mon
O D E R A H I. 25
mon cœur s’éleva vers le Grand-
être pour le remercier de m’avoir
fait asseoir sur la natte d’un bon
père.
Lorsque j’eus changé de peau,
comme un serpent , ma j eune mère ,
qui brûlait d’impatience de me con-
duire au milieu de mes frères , de
me faire voir à ses compagnes , se
prépara à me revêtir du costüme
de sa nation. Ourahou prit de ces
petites coquilles que les nations
de l’Ouest vendent aux Sioux ; il
s’en servit pour arracher l’un après
l’autre , mes cheveux , ma barbe
et tous les poils de mon corps $ car
les Indiens , pour ne pas ressembler
à des bêtes fauves, les ôtent avec
le plus grand soin , et nomment
les Européens, hommes barbus, par
dérision. Je souffrais plus que si
mon corps avait été dévoré par les
moustiques ; je roidissais mes nerfs
pour que mes parens ne me crus-
sent pas indigne d’être guerrier.
Odérahi me quitta pour préparer
mes vêtemens et broyer de la terre
rouge et bleue, tandis que mon père
E
a6 O D Ê R A H I.
achevait de m'épiler : il ne me
laissa sur la tête qu’une touffe de
cheveux pour y attacher des paquets
de plumes blanches ; une autre
partie était coupée en brosse très-
droite , pour me donner l'air d’un
guerrier. Mon père Ourahou était
un Huron réfugié chez les Na-
doüessis , après l’invasion de son
pays par les Iroquois ; il portait ,
selon l'usage de ses compatriotes ,
des figures de serpens et d’oiseaux
gravées sur son corps ; il voulut en
imprimer aussi sur ma peau : il com-
mença par me frotter avec beaucoup
de force ; et après avoir engourdi
mes nerfs , il traça d’une main agile,
avec des arêtes de poissons , des
cercles , des angles l’un dans l’autre,
des oiseaux, des serpens qui tour-
naient autour de mon corps : aussi-
tôt que le sang sortait , Üdérahi
frottait les plaies avec des poudres
de différentes couleurs , qui entrè-
rent si profondément dans ma peau,
qu’elles ne s’effacèrent jamais. Mon
père dessinait ces figures avec une
promptitude étonnante; je le priai
O D É R A H I. 27
de tracer sur mon sein le buste de
la belle Odérahi : lorsque la lampe
fut allumée , je plaçai ma jeune
amie de manière que l’ombre de sa
tête donnât sur mon cœur : mon
père suivit les traits. Lorsqu’Odérahi
se vit peinte sur ma peau , elle sauta
de joie , me donna sa main à baiser,
plaça sa tête sur mon sein et dansa
autour de moi. Je priai mon père
de faire venir un habile guerrier
pour esquisser de même son por-
trait 5 ma demande le lit tressaillir
de joie : le guerrier vint ; quand il
eut fini, Ourahou traça encore des
dards sur mes joues, un casse-tête
sur mon front , une langue de ser-
pent sous ma lèvre inférieure des
flammes au-dessus des yeux , des
fleurs et des pattes d’animaux sur
mon nez , pour désigner l’adresse
et la bravoure d’un guerrier qui
frappe toujours à la tête ; sa pru-
dence , sa sagacité , sa discrétion.
Apres cela , Oderalii attacha dans
mes cheveux des touffes de plumes
blanches $ elle suspendit à mes
oreilles des dépouilles de petits
\
2 8 ODÉRAHI.
oiseaux éclatans comme des pierre»
ries ; elle attacha à mes narines un
anneau d’or , qui tournant autour
de ma bouche , retombait sur mon
menton ; elle y passa une pointe de
porc-épic sur laquelle elle avoit
tracé des ligures très^délicates : elle
lia autour de ma tête un bandeau
tressé avec des écorces de diffé-
rentes couleurs , dans lesquelles
étaient enfilées de petites coquilles ,
des graines brillantes , des mor-
ceaux de nacre et des petites perles ;
elle y avoit fixé quatre grandes
plumes qui ombrageaient mon front.
La tendre Odérahi était satisfaite
comme une mère qui pare son en-
fant. Quand je fus barbouillé des
Î)ieds à la tête , Ourahou lit sa toi-
ette de guerrier ; Odérahi , celle
d’une jeune fille aux jours de fêtes :
elle attacha autour de sa ceinture ,
une petite jupe très -courte faite
d’une natte légère , recouverte de
plumes très-brillantes disposées par
compartimens , et bordée en haut
et en bas , de larges franges de
plumes, de pendeloques de peau ,
ODERAHI. 29
peintes de jolies couleurs, et cou-
vertes de coquilles et de perles. Ses
cheveux divisés en deux sur sa tête,
et partagés par une raie rouge, re-
tombaient sur chaque oreille , for*
ruant deux gros rouleaux recouverts
de poussière rouge. Elle mit une
petite tache ronde au milieu de son
front , deux autres près de chaque
oreille 3 le cercle de sa figure avait
conservé sa couleur naturelle, ses
grands yeux noirs et briilans à tra-
vers ses longues paupières n’étaient
embellis que par la nature.
Elle suspendit à son col plusieurs
colliers de coquilles et de perles ,
qui retombaient sur sou sein $ elle
couvrit ses épaules d’une pièce de
drap* bleu , ornée d’uneirange d’ar-
gent, et fixée sur sa poitrine avec
une pointe de porc-épic : cet orne-
ment , sans voiler ses charmes , re-
levait sa taille svelte et légère comme
celle d’un jeune faon qui se dessine
sur l’azur des cieux lorsqu’il se pro-
mène sur la crête de la montagne,
Ourahou lui mit sur la tête une
touffe de plumes blanches comme
B3
K
m
2 .4.
3o ODÉRAHL
la neige. Odérahi était belle comme
un arbre en fleurs !
t Mon père s’habilla en guerrier
Huron, se barbouilla de couleurs
nouvelles ; ses larges cicatrices le
paraient mieux à ses yeux que tous
ses ornernens* Il sortit avec nous ;
Odérahi me tenait par la main :
j’étais , disait- elle , le plus beau des
guerriers. Nous allâmes au milieu
de la place , où nos frères jouaient
aux osselets à l’ombre des arbres 5
Iis me touchèrent la main , en me
disant : bon jour , frère I » Nous
restâmes quelque temps à les re-
garder , puis nous entrâmes dans
les tentes. Ourahou disait : « frères ,
réjouissez-vous, voila mon fils de
retour du pays des âmes ! » Us ré-
pondaient : cela est bien. » Ls
me tendaient la main : « frère ,
assis-toi sur ma natte : « ils in of-
fraient une pipe et quelques fruits.
Les jeunes femmes retirées dans le
fond de la tente avec Odérahi ^par-
laient entre elles et me regardaient,
sans cesser de faire leurs nattes :
quand nous sortions de la tente, le
O D É R A H I. 3i
chef de la famille me disait, en me
prenant la main : ce frère , ma tente
et tout ce qu’elle renferme est à toi ;
viens le chercher quand tu vou-
dras : » ils me faisaient des présens ,
pour gage de leurs promesses.
Nous allâmes à la tente du Grand-
chef ; üdérahi nous lit passer auprès
d'un joli ruisseau sur les bords du-
quel beaucoup de femmes lavaient
leurs nattes et leurs plats de terre :
d’abord elles ne nous regardèrent
pas; une armée d’Européens pas-
serait auprès d’elles sans qu’elles
détournassent la tête : Odérahi dit :
a Mes sœurs , voilà mon frère de
retour du pays des âmes: « quelques*
unes répondirent : ce cela est bien ; «
cl autres : ce c’est un beau guerrier ; »
une d’elles , qui m’avait percé les
chairs, dit : c’eût été dommage
de le brûler ! » Odérahi buvait le
plaisir, en entendant ces éloges :
elles continuèrent leur ouvrage sans
parler ; et nous entrâmes clans la
tente du Grand-chef.
Ottah-tongo-omliscah, le Grand-
père des serpens, nous fit asseoir
mmmsm
32 ODÉRAHî,
sur sg. natte et fumer dans sa pipe ;
puis il attacha sur mon dos une
peau de daim , sur laquelle étaient
des figures de différentes couleurs ;
il suspendit à mes épaules un car-
quois garni de flèches qu’il avait
faites lui-même 5 à mon col , un
poignard d’un bois très-dur ; il mit
dans mes mains un arc et un casse-
tête , en me disant : « je couvre tes
épaules de cette peau , pour qu’elle
te garantisse de la pluie ; je te
donne ces flèches , pour que tu leur
fasses fendre l’air avec plus de
rapidité qu’un oiseau j ce casse-tête,
pour que tu brises le crâne des en-
nemis de mâ nation , et ce scalpel,’
pour que tu enlèves leur chevelure».
Puis , il m’offrit une pipe de paix j
et lorsque nous eûmes fumé dedans,
nous retournâmes à notre cabane.
O D É R A H l.
33
Odébahi voulut m’apprendre la
langue Nadouëssiouse j elle restait
auprès de moi, depuis le lever du
soleil , jusqu’à celui de la lune ; me
présentait un objet , en me disant
son nom qu’elle me faisait répéter^
Pour me dire qu’elle m’aimait, elle
plaçait ma main sur son cœur pal-
pitant, et la serrait avec force ; ses
yeux brillaient de tendresse ; elle
disait : « waslah kitchiwah chee ,
(Voyez Carver ) tu es le bien-aimé
de mon cœur. » Pour^me donner
une idée du Grand-Etre , et le
nommer , elle traçait un cercle sur
la terre , et se plaçant au milieu ,
elle étendait sa main autour de la
tente , et disait : cc Tongo-wakon 9
Grand* esprit. »
La langue Nadouëssis est sidouce,
si facile ; les gestes d’Odérahi étaient
si expressifs 9 que mon esprit com-
prenait ses pensées. Lorsque ma
gorge était desséchée , ma tête fati-
guée par l'application , elle me don-
nait un melon d’eau , ou du jus
d erable , posait sa main sur mon
B 5
■&" r V-
2
H
1 1'
34 ODÉRAHl/
front ; ce tu as mal- là, disait elle ,
appuies ta tête sur ma main , j’en-
lèverai ta douleur ; » elle soutenait
ma tête avec une patience qui ra-
vissait mon cœur.
I^a lune était sortie plusieurs fois
du milieu des forêts qui couronnent
les montagnes ; elle m’avait toujours
vu dans la tente d’Ourahou2 assis
près de ma jeune sœur Odérahi , qui
faisait fuir le chagrin , comme une
hirondelle chasse à coups de bec
l’oiseau de proie : ma jeune amie
sortit en pleurant, et me dit : te prends
patience, bon-ami, je vais dans la
tente des femmes malades , mais
bientôt je reviendrai. « Elle fut une
lune entière absente ; le chagrin
vint alors se reposer sur mon ame ,
comme le hibou qui sort du creux
des arbres pour dévorer des petits
oiseaux que leur mère a quittés : il
dévorait mon cœur.
Je travaillais avec mon. père à
faire des flèches ; il me récitait l’an-
cienne parole , et de temps en temps,
je levais la tête pour voir si Odérahi
ne revenait pas.
O D É R A H I. 35
Quand la lune éclairait notre
tente , je m’enveloppais la tête dans
ma peau d’ours pour dormir ; mais
le chagrin se plaçait près de moi ,
il me disait : ce pauvre Français , tu
ne peux espérer de rentrer dans la
tente de ton père , de le serrer dans
tes bras, de t’asseoir auprès de ton
Eugénie 5 ses yeux ne parleront plus
à ton cœur ! jusqu’à ce moment , tu
avais traversé les grandes eaux, sou-
tenu par l’espérance , comme la
frégate qui , dès le lever de l’aurore,
quitte son nid pour parcourir l’im-
mense étendue des mers, et revient
le soir se reposer sur le rocher où
sont ses enfans ; mais à présent tes
pieds sont attachés à cette terre
étrangère ; ils ne Fouleront plus
Pherbe de la prairie que tu par-
courus dans ton enfance 5 ces col-
liers, ces bracelets que t’a donnés
Odérahi sont des chaînes qui t’at-
tachent aux bois du Méchassipi. Ton
corps est étendu sur une natte d’a-
doption , et ton cœur vole en France
auprès de ton Eugénie ; tu soupires
après elle , comme l’enfant abau-
B 6
ür
'• Ü i
i 1 H
3 6 ODÉRAHI.
donné dans les bois soupire après
sa mère ; il court çà et là pour voir
si elle ne vient pas ; il pousse des
cris plaintifs, et se roule sur la terre,
accablé par le désespoir.
» Pauvre Eugénie, que ton chagrin
doit être cuisant ! Ah ! si tu savais
où je soupire , tu volerais auprès de
moi, comme la colombe échappée
des mains des chasseurs, vole à tire
d’aile à travers des contrées immen-
ses, sans autre guide que son cœur,
jusqu’à ce quelle arrive auprès de
son époux ! Pauvre Eugénie ! je ne
te reverrai que dans le pays des
aines: nos cœurs attirés par l’amour
se reconnaîtront dans la foule in-
nombrable de celles qui y volti-
gent sans cesse , comme ces essaims
d’atomes qui flottent dans les rayons
du soleil : elles se confondront
comme deux flammes , et ne se
sépareront plus. Ah ! qu’il me tarde
de quitter la dépouille de l’homme l
Marcherai- je encore long -temps
triste et solitaire , sur cette terre
d’exil? Et quand entendrai- je à
travers le souffle des orages , la
\
O D É R A H I. 3/
voix du Grand être m’appeler au-
près de lui? »
Odérahi revint à notre tente ; ses
yeux dissipèrent les ténèbres épais-
ses qui obscurcissaient mon esprit ,
comme le soleil chasse les ténèbres
de la nuit ; enfin , elle continua à
me parler la langue Nadouëssiouse ;
je compris toutes les paroles ; elle
me répéta les discours , les hymnes
que j’avais entendus; sa mémoire
était yaste comme le grand lac qui
représente tous les objets d’alentour.
Lorsqu’elle vit que je parlais parfai-
tement sa langue , elle me dit :
« Bon ami , ton visage respire la
tristesse ; des larmes coulent sans
cesse de tes yeux , elles brûlent mon
cœur : tu es triste comme un jeune
faon enlevé des bois ; ta tête est
penchée; tu ne veux ni boire ni man-
ger ; mes caresses t’effarouchent ;
tu es étendu sur ta natte , comme
un malade qui attend la mort ; tu
regrettes ton pays , peut- être portes-
tu dans ton cœur l’image d’une jeune
épouse ? dis moi ta douleur î ma
main a guéri les plaies de ton corps ^
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38 O D E R A H I.
mes paroles guériront peut* être
celles de ton aine ! «
Les paroles d’un ami qui s’intéresse
à notre sort, sont comme les rayons
du soleil , qui fondent les roches de
glaces : les paroles d’Odérahi amol-
lirent mon cœur endurci par le choc
des tourmens , et le firent fondre en
larmes ; je la pris par la main , et
la conduisis dans un lieu solitaire ,
,sur les bords du grand fleuve ; j’é-
tendis ma natte à l’ombre d’un sas-
safras ; Odérahi se plaça près de
moi : assise sur ses talons, immo-
bile , la tête soutenue par ses mains ,
elle m’écoutait avec l’attention d’un
guerrier dans le conseil : lorsque la
douleur arrêtait mon récit : cc repose-
toi, bon ami, disait* elle : ^ toute
ma joie passée, toutes mes douleurs
se peignaient sur son visage. Quand
j’eus fini de parler , elle me dit, en
essuyant ses larmes :
« Bon ami , j’ai ri de ta joie , j’ai
pleuré de ta douleur ! tes paroles
ont inondé mon esprit ; il 11e peut
les contenir 5 la nuit les couvre ; je
ne les comprends pas. Ton père
ODÉRAHL 39
n’a pas voulu qu’Eugénie fût ton
épouse; est-ce que dans ton pays
on n ’est pas libre d’épouser la femme
que l’on aime? est- ce qu’un- père
peut laisser sa fille brûler d’amour,
et souffrir comme un prisonnier au
milieu des flammes? Ah ! que tu as
bien fait de le quitter. Lorsqu’une
louve voit l’un de ses petits blessé ,
elle est inquiète , agitée ; elle jette
des cris plaintifs ; et le père de ton
Eugénie a vu d’un œil sec , comme
celui d’un guerrier qui tourmente
un esclave , sa fille versant' des
pleurs ; il l’a vu brûlée par les
flamrpes de l’amour , dessécher
comme uns fleur brûlée par le soleil ;
il a vu ses yeux s’éteindre, son sein
se flétrir ; il a entendu, pendant le
silence de la nuit, ses plaintes, ses
soupirs, et son cœur ne lui a pas
dit: prends pitié de ta pauvre fille ;
elle va mourir , si tu ne lui donnes
pas l’époux qu’elle aime !
^ Ton père n’avait- il pas choisi ,
parmi tontes les femmes , celle qu’il
préférait? pourquoi s’est- il marié,,
si son cœur n’était pas assers bon
4o O D E R A H I.
pour faire le bonheur de ses enfans?
il fallait qu’il apprît le métier de
jongleur.
Je te le répète , tes paroles n’en-
trent pas dans mon esprit ; oh ! que
je suis joyeuse de te voir échappé
de cet esclavage !
55 Mais peut-être que ton Eugénie
n’aurait pas pu te donner des en-
fans , peut-être que ses mamelles
arides n’auraient pas pu les nourrir ;
peut-être ne voulait-elle pas laver
les nattes , travailler au jardin , ou
recevait* elle tous les guerriers sur
sa couche ?
— Non , douce Odérahi , maïs
elle n’avait pas assez d’or.
— Quoi ! est-ce que l’on mange
aussi de l’or dans ton pays? mon
père m’a dit que certains blancs en
étaient si avides , qu’ils brûleraient
un homme s’ils croyaient en trouver
dans ses cendres : manges-tu de l’or
aussi, bon ami? hélas ! je n’ai que
cet anneau, tiens, le voilà ! >5
Odérahi versait des larmes abon-
dantes.
c< Mon cœur désirerait , ajouta-
ÜSl
O D É R A H I. • 4ï
t-eile, que tu fusses né d'une Na-
douëssise;tu n'aurais pas versé tant
de larmes ! tu ne vois jamais les en-
fans pleurer dans notre pays ; ils
jouent auprès de leurs parens , qui
ne leur disent pas de ces paroles
dures qui percent le cœur. Une
mère jette de l’eau au visage de son
enfant irrité, elle éteint le feu de sa
colère ; il vient s'asseoir auprès
d’elle. Ah ! que j’aurais voulu qu’Ou-
rahou fût ton père ! tu aurais bu le
plaisir dès ton enfance; jamais tu
n'aurais versé de larmes; tu n'aurais
pas été traité en esclave dans la
tente qui ta vu naître ! cet esclavage
êst ie plus dur de tous Mes liens qui
nous attachent portent sur le cœur !
Mais ne te livres pas à la tristesse ;
tes parens ne passeront pas les
grandes eaux pour te ravir ta li-
berté ;et s’ils venaient, les guerriers
les chasseraient de la bourgade !
» Ne pleures plus ; tes larmes
brûlent mon cœur ! le ciel n'est pas
tou j ours couvert de nuages ; la neige
ne couvre pas toujours les monta-
gnes ; l’homme qui marche sur la
A f*
4-
O D E R À H I.
terre est comme le chasseur qui
parcourt les forêts : les épines , les
troncs d'arbres lui écorchent les
pieds $ il ne trouve pas de fruits ni
d’eau pour se désaltérer : son esto-
mac est déchiré , la soif le brûle : il
dort sur la terre humide ; le vent
et la pluie le gèlent ; les animaux le
tourmentent : il croit ne jamais
trouver la fia de la forêt : mais l’es-
pérance le prend parla main, et
lui dit : lèves-toi ! marches toujours !
Il s’enfonce encore dans les bois,
marche encore quelque temps avec
courage \ tout-à-coup il se trouve
dans une belle prairie , au milieu
/* ] /i ^ ^ -A- I
UC OKJH l
ternes, ch une
nation alliée : il va s’asseoir auprès
d’un bon feu , sèche ses nattes ,
fume une pipe, mange à loisir,
et s^endort dans une bonne peau
d’ours : alors la joie coule dans son
cœur -y il voit , derrière lui , la forêt
qu’il a traversée , et la prairie lui
paraît plus belle ; il dit au Grand-
être : — Je te remercie , grand-père
des hommes ! — et son ame boit le
plaisir. Bon ami , tu as parcouru
O D £ K A H I. 43
une forêt sombre, hérissée d’épines ;
des ennemis t’ont attaqué ; tu as vu
autour de toi les cadavres de tes
amis étendus sur la terre ; ton es-
tomac a été brûlé par la faim ; mais
te voilà dans une belle prairie , au-
près de tes pare ns , qui t’aiment ;
chasses les nuages qui couvrent ton
esprit 3 laisses ma main fondre les
glaces de ton cœur ! » Eile appliqua
sa main brûlante sur mon cœur, et
se leva y en disant : « Allons, bon
ami , quitte ta natte de douleur ;
efface cte ta mémoire le temps qui
n’est plus ! commence auprès d’G-
dérahi une vie nouvelle ! »
Je la suivis jusqu’à la tente de
mon père; elle lui répéta vivement
ce que je lui avais dit : à la fin du
récit, il se leva furieux, frappa de
son casse-tête le poteau qui soute-
nait la tente , en s’écriant :
« Que je voudrais pouvoir frapper
ainsi la tête dure de ton père , brûler
son cœur glacé ! Le Grand- être lui
avait-il donné le droit de s’opposer
à ton bonheur? S’était-il dit , en te
donnant le jour : je vais faire un
44 ODÉRAHI.
esclave ? Avant de prendre une fem-
me , ne devaitdl pas se demander
à lui-même : serai-je assez doux
pour ne lui jamais faire verser de
larmes? Ne pouvais tu pas lui dire :
Tu m’as donné la vie ; ta barbarie
me la rend insupportable ; reprends
ce fatal présent ! plonges -moi ta
dague dans le sein ! »
Dès que j’eus versé mes larmes
dans le sein d’Odérahi, le fardeau
qui pesait sur mon cœur et l’endur-
cissait fut soulevé ; il devint sensible
comme une plaie dont on a ôté
l’appareil ; le choc le plus léger le
blessait ; un souvenir , une parole
tendre d’Odérahi le faisait tressaillir.
Elle aimait à me conduire dans le
bois de sassafras , oùles jeunes gens
s’amusaient à la danse , à la course i
aux combats; leur joie me déplai-
sait , leur danse fatiguait mes yeux
et déchirait mon cœur ; je te voyais,
ô mon Eugénie ! dansant au milieu
de tes compagnes , avec la légèreté
d’une biche qui s’amuse à franchir
les buissons , et les larmes inon-
daient mon visage.
O DÉ R A III. 45
Un jour que je rentrais avec Odé-
ralii , dans la tente de mon père 9
je vis un guerrier assis près de lui ;
il tenait un paquet enveloppé dans
une peau; il me le montra, et dit :
« frère, ceci est à toi. » C’étaient mes
habits et tout ce qu’il avait pris
dans notre tente, lorsqu’ils tuèrent
mes compagnons. J’y cherchai avec
une précipitation inquiète, chère
Eugénie, ton portrait et tes paroles
écrites sur le blanc , comme le
chasseur cherche un reste de feu
dans les cendres de la veille : je les
trouvai , et mon cœur tressaillit ;
mes yeux se remplirent de larmes,
comme ceux d’une mère qui re-
trouve , au milieu des bois , les vê-
temens ensanglantés de son fils
dévoré par les ours : elle en ramasse
avec soin tous les morceaux , les
presse sur son cœur, les mouille de
ses larmes, les étend autour d’elle
en s’écriant ; « Il ne me reste que
cela de mon fils ! » Je pressai ton
portrait et tes écrits sur mon cœur ,
en m’écriant : « Il ne me reste que
cela de mon Eugénie ! »
1
'
L
46 O D É R A H I.
Mon père, le guerrier et Odérahi
étaient assis autour de moi , dévo-
rant des yeux mes effets : je donnai
au premier mes boutons de métal $
à mon père, mes habits, et à ma
jeune sœur, une pièce de drap écar-
late bordé d’or; j’y ajoutai toutes
les pièces de monnaie , pour qu’elle
les fît percer, et les suspendît à son
col; mais elle repoussa ma main ,
en disant : ce Je ne veux pas de ce
mauvais génie qui t’a persécute ! les
hommes qui ont faim de cette pierre
sont comme des ours affamés qui
dévorent leurs petits. »
Mon cœur brûlait d’impatience
d’aller dans les bois pour verser des
larmes sur ton portrait; je gagnai la
forêt , pour y rêver à ma douleur ;
après quelques instans , j’entendis
un bruit léger ; je regardai derrière
le feuillage, c’était ma mère que
j’aperçus au sommet de la colline :
sa taille légère, son sein palpitant
se dessinaient sur le sombre azur
du ciel. Elle me vit , accourut à
moi , comme un jeune faon qui
franchit les buissons pour rejoindre
ODÉRAHI. 47
sa mère : c< Que fais-tu donc là, dit- '
elle? pourquoi sortir de la tente de
ton père, et t’en aller dans les bois,
sans Odérahi ? Tu laisses ton corps
au pied d’un arbre , et tu fais voler
ton esprit auprès d’Eugénie ! mais
que tiens-tu dans ta main ; est-ce
un esprit qui attire tes larmes?
Qu’est-ce cela, bon ami, dit-elle,
rne fais-tu rêver?... C’est le visage
d’une jeune femme !... Voilà ses
yeux !... Elle me sourit !... Elle
parle à mon cœur !... Et je la tiens
dans ma main ! je la passe dessus,
il n’y a rien ! Est- ce l’arae d’Eugé-
nie ! — - Douce Odérahi, c’est son
image que tu vois dans cette pierre
transparente , comme tu vois la
tienne dans les eaux paisibles. —
Quoi ! c’est Eugénie ! cette pierre a
gardé son image ! qu'elle est belle !
tiens, rcprends-là ! je n’ose plus la
voir; je n’ose plus la toucher; elle
fait du mal à mon cœur ! « Ses yeux
étaient remplis de larmes. c< Remets
cette pierre dans ta natte , reviens à
la tente de mon père , il t’attends.
Quand je fus rentré dans latente.
48 O DÉ RA HL
mon ame était impatiente , comme
un jeune faon que des chasseurs ont
attaché à un arbre, pour l’apporter
vivant à leurs enfans; elle bondis-
sait, cherchait à rompre ses liens ,
pour s’en aller dans ses bois soli-
taires , faire couler mes pleurs sur
ton portrait : j’attendis que ma sœur
et mon père fussent endormis pour
les quitter ; mais Odérahi s’aperçut
de mon absence : inquiète comme
une mère dont l’enfant est égaré
dans la forêt, elle suivit mes pas.
J’avais fait mille détours , afin
qu’elle ne pût me trouver ; ce-
pendant Odéralii reconnut mes
traces sur l’herbe , sur le sable : elle
vint auprès de moi; la tristesse était
peinte dans ses yeux.
« Pourquoi donc , dit-elle , fuis- tu
ta mère? elle t’aime, mais tu ne
veux pas la voir $ elle n’est pas aussi
belle que ta bien-aimée : ton esprit
ne peut rester auprès d’elle , ton
cœur ne lui parle pas. Bon ami , la
beauté passe comme une fleur : c’est
d’être aimé, qui fait le bonheur ! et
je t’aime comme une mère aime son
tendre
»
ODÉRAH I. 49
tendre fils ! Mais, que tiens-tu dans
ta main ? est-ce encore une image
de ta bien - aimée qui attire tes lar-
mes ?
— Non , douce Odérahi , ce sont
ses paroles tracées sur le blanc ;
toute son ame y est peinte, toutes
ses pensées y sont renfermées.
— L’ame de ta bien- aimée peinte
sur ce blanc ! tes paroles n’entrent
pas dans mon esprit.
— Ecoute , belle Odérahi , les
guerriers tracent sur une écorce le
cours des fleuves, le signe de leur
nation , le nombre des guerriers
qu’ils ont tués, les chevelures qu’ils
ont enlevées ; les Européens tracent
de même leurs pensées sur le blanc,
Répètes-moi donc les paroles de
ta bien-aimée. »
Nous revînmes à la tente, et Je
lui lus tes lettres ; elle s’écria :
cc Ontéréé ! Ontéréé (1) ! mon
cœur te parle bien plus haut : ne
i’entends-tu pas? Tu es Pâme de ma
(O C’était le nojp d’adoption du jeune
Français. - V
m
/
H:;»-
I V, : \
w
f'ii
V
5o O DÉ R AH I.
vie ; quand tu n’es plus auprès de
moi, je suis triste comme une femme
qui a perdu son époux ; mon ame
rampe sur la terre , comme une
plante qui n’est pas échauffée par
le soleil : ton image remplit mes
yeux ; je la porte dans mon cœur !
la nuit , les esprits te présentent à
moi , assis sur ma natte , ou mar-
chant à mes côtés : quand tu es
dans les bois , je suis triste comme
un enfant égaré dans la forêt : mes
oreilles sont attentives; le moindre
hruit me fait tressaillir ; je crois
t’entendre revenir ; et si ce n’est
pas toi, mes yeux se remplissent de
larmes ; ils se promènent sans cesse
sur la prairie, pour te rencontrer ;
quand ils te voyent , mon cœur pal-
pite ; il me dit : Oderahi, voila ton
bon ami , prépares sa nourriture !
Tri entres dans la tente, et tes ie-
gards brûlent mon cœur ; il bondit
de joie , comme un enfant auprès
de sa mère ; toute Oderahi est a toi!
Mais n’arrête plus tes regards sur
ce blanc qui attire tes larmes ; re-
pose-les sur Odéntki, qui t’aime.
- O D È R A II I. Si
qui essuie tes pleurs. Bien-almée est
là bas , derrière les grandes eaux ,
elle ne viendra pas te parler; les
les vents ne t’amèneront pas ses
paroles : et voilà ta mère auprès de
toi: elle t’aime , écoute sa voix ; que
cette voix remplisse ton cœur!
Les douces paroles d’Odérahi
versaient du baume sur mon cœur;
ses tendres regards, et les baisers
qu’elle me permettait de cueillir sur
ses mains , réchauffaient mon ame
glacée par les tourmens , comme
les eaux de feu raniment le voya-
geur gelé de froid.
Mes yeux avaient toujours soif
de la lecture de tes lettres ; je m’é-
chappai encore pour aller dans le
plus épais des bois , verser dessus
nies pleurs : lorsque je voulus les
prendre dans ma natte, je ne les
trouvai plus ; mon ame tressaillit;
je revins sur mes pas, je les cher-
chais dans les herbes , sous les buis-
sons, comme un chasseur affamé
cherche l’oiseau qu’il a tué. Tes
lettres , ton portrait n’y étaien t pas ;
mon cœur souffrit tout ce qu’il
Cz
f -’+rC*
. 1'
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| •«'ffiîlv
Sz ODÉRAHL
avait souffert lorsqu’on nous sépara.
Je rentrai dans la tente , portant sur
mon ame le fardeau de la douleur.
cc Odérahi , dis- je à ma jeune
amie , des torrens de larmes vont
couler de .mes yeux , les plaies de
pion cœur vont se r’ouvrir \ j’ai
perdu les paroles écrites ! >5
Odérahi rougit \ sa langue était
liée par la timidité.
cc Bonne mère , lui dis je , c’est toi
qui les a prises dans ma natte, rends-
îes moi, je t’en prie 1 »
» — Ontéréé, mes oreilles sont fer-
mées à tes paroles, assis-toi sur ma
patte, mon cœur veut te parler.
ccUn nuage épais couvre ton esprit,
des pleurs roulent sans cesse dans
tes yeux ; ton cœur est triste comme
celui d’un père qui a perdu son fils ,
le chagrin le ronge : je te le de-
mande y une mère peut-elle voir son
fils dessécher dans son berceau , re-
pousser sa mamelle 5 peut elle voir
fa mort assise sur sa tête , comme
le hibou perché sur l’oiseau qu il
va dévorer? non ! elle ne le peut
pas ! Comment veux- tu que mo(n
A
O D É Pl A H I r 53
cœur qui t’aime , comme une épousa
aime son époux , puisse te voir t’en-
foncer dans les ténèbres de la mort?
Je voudrais pouvoir retenir ton es-
prit prêt à partir pour le pays des
âmes : je te prends dans mes bras
comme une épouse retient son.
époux qui veut partir pour une
expédition de jeunes gens ; tu es
plus fort que moi , tu me laisses
sur ma natte, versant des pleurs ;
tu fuis vers le pays des âmes ! du
moins conduis -moi avec toi; car
mon aine est attachée à la tienne ,
et ne veut plus la quitter ! C’était
cette pierre qui a conservé l’image
de ton Eugénie ; c’étaient ces blancs
qui ont conservé son arne , qui te
desséchaient, comme le soleil des-
sèche les plantes : j’ai parlé de ta
douleur à un vieillard ; il m’a con-
seillé de lui apporter cette image ,
pour que tu ne visses plus qu’Odé-
rahi. .. <
<c Bon ami ! les yeux de cette
image ne pleurent pas avec toi , sa
bouche ne te parle pas, son sein ne
palpite pas ; vois les larmes d’Odé-
C 3
54 O D É R A H I.
raîii se mêler à tes larmes , entends
Son cœur qui te parle sans cesse ;
■vois son sein palpiter de joie quand
tu es plus gai , de douleur quand tu
pleures auprès de moi : que je sois
ta bien-aimée ! Je ne suis pas aussi
belle que ton Eugénie ; mais je te
Fai dit , la beauté passe comme une
fleur ; c’est d’être aimé qui rend
heureux , et le feu de l’amour ne
s’éteindra jamais dans mon cœur. «
En me me- te rn ps elle essuya mes
larmes ; ses paroles plaisaient à mon
cœur , comme le murmure d’une
eau vive plaît au chasseur altéré.
Oderahi me prit par la main, me
ramena à la tente d’Ourahou , et
lui dit :
ci Bon père , je te ramène ton fils
qui fuyait dans les bois , comme un
cerf percé d’une flèche court pour
éviter la douleur. O mon père 1 fais
tomber cette flèche, car elie perce
aussi mon cœur ! « ; rt ■" 4
Ourahou me dit d’un ton grave :
cc Je croyais avoir fait asseoir sur
ma natte un brave guerrier qui sa-
vait étouffer la douleur ! Mon h!s >
O D É R A H I. 55
n’est -il qu’une femme ! Allons ,
prends courage ! Ton père a vu
tomber sur la terre son épouse
Wanissa , et son fils qu’il aimait
dans cœur ; il a versé des larmes
sur leur tombe; sa tête a plié sous
le poids de la douleur, comme un
chêne plie sous le poids d’un ou-
ragan : »
En disant ces mots , ses yeux se
remplirent de larmes ; il prit un air
plus calme , et continua ainsi :
cc Mais j’ai relevé ma tête ; je n’ai
pas voulu que les guerriers vissent
mes pleurs. Quelquefois j’entends
encore gémir autour de moi , les
aines plaintives de Wanissa , de
mon fris ; leurs voix me font tres-
saillir; mais je dompte ma douleur :
je pleurs dans mes mains , parce
que je suis homme ; j’essuie mes
larmes , parce que je suis guerrier.
Allons , mon fils, prends courage :
parcours avec fermeté le pénible
Sentier de la vie ! ne vois- tu pas le
Grand-père des hommes qui te re-
garde marcher à travers les épines
de la vie , nager dans le lac des
C 4
56 O D É R A H I. .
peines? n'entends- tu pas sa voix te
dire : — Courage , mon fils ? ton
cœur est brûlé , ton esprit est cou-
vert de nuages $ marches toujours !
tu arriveras auprès de moi , et alors
je rafraîchirai ton cœur , j’éclair-
cirai ton esprit : tu n’es qu’au com-
mencement de la route , et tu es
essouflé ) tu verses des pleurs sur
le corps d’une amie qui de voit t’ac-
compagner dans le voyage ; que
sera -ce, lorsque parvenu au mi-
lieu de ta course tu laisseras der-
rière toi , étendus sur la terre , les
corps de ton père, de ton épouse ,
de tes enfans ? L’homme doit être
comme le guerrier attaché au poteau
de mort : avant d’arriver près de
moi , il voit son corps brûlé , ses
membres coupés , étendus autour
de lui ; il souffre d’horribles dou-
leurs \ mais il dévore ses larmes , rit >
chante, et meurt en brave guerrier.
«Allons, mon fils ! sois homme, et
ne pleurs pas toujours comme une
femme ! »
Les paroles de mon père forti-
fièrent mon ame affaiblie , comme
I
ODÉRAHI. . 5y
les eaux-de- feu fortifient le chas-
seur fatigué.
/ 4. , . . i
- Cependant , mes frères les Na-
douëssis venaient souvent me cher-
cher , pour aller aux exercices. Je
les suivis plusieurs fois jusqu’aux
bords du fleuve : nous tirions des
flèches pour percer une feuille , un
oiseau qui fendait 1 air; nous frap-
pions du casse-tête un tronc d’arbre,
à la marque indiquée ; nous pous-
sions les différons cris de guerre ;
puis ils se jetaient dans le fleuve à
l’endroit où la rivière y précipite
ses eaux bouillonnantes ; ils me fai-
saient nager contre les torrens; ils
allaient dans tous les sens , avec
autant de vitesse que les poissons ,
disparaissant sous les eaux, péné-
trant jusques dans les antres du
fleuve , se plaisant à nager sur la
cime des vagues écumantes, à pour-
suivre, avec la rapidité de loiseau ,
une branche entraînée par les tor-
rens , luttant contre les masses de
débris et les arbres déracinés , que
\ la rivière précipitait dans le fleuve»
C 5
/
58 ODERAHL
Les femmes nageaient plus loin
dans nne anse paisible , entourée
d’arbres touffus , tenant leurs petits
enfans dans leurs mains, les lais-
sant voguer devant elles : ces petits
enfans remuaient leurs bras , sou-
tenus par la nature , comme le jeune
faon qui , pour la première fois f
traverse le fleuve auprès de sa mère.
Je revenais avec eux à la tente
d’Onrahou; ils lui disaient que je
serais bon chasseur et bon guerrier ;
Odérahi sautait de joie , et pour me
délasser, elle me Irottait les mem-
bres avec de la graisse d’ours, et me
donnait des fruits rafraîchissans*
Pendant les huit premières lunes
de ma captivité , l’ennui avait des-
séché mon esprit, parce que mort
ame n’était pas encore accoutumée
aux mœurs sauvages, mais peu-a-
peu je les trouvai préférables mille
fois à celles des Européens , et je
ne fus plus étonné de ce que beau-
coup d’entre eux quittaient, leurs
maisons pour venir s’asseoir sur
les nattes des Indiens qui , libres.
0 D É R A H r. %
comme les oiseaux r ne connaissent'
d'autres liens que ceux qui unissent
les hommes pour Futilité commun cf
et de passion ardente que l’amour
de la patrie qui les dirige dans toutes
leurs actions. Mes besoins dimi-
nuèrent à mesure que je me rap-
prochai de la nature ; j e ne regrettai
plus cette foule d’habits* dïnstru-
mens et d’outils , dont je n’avais
pu me passer d’abord * et qui me
seraient devenus embarrassans ; je
ne regrettais que ma patrie dont le
souvenir me faisait sans cesse verser
des larmes. La perte de mes livres
me fut également sensible $ ils
avaient été ma seule ressource ,
mes seules consolations pendant les
pénibles années de ma jeunesse.
J’y suppléai en écoutant les récits
des vieillards , les discours des ora-
teurs et les délibérations du conseil ;
en contemplant la nature dans cette
délicieuse contrée.
J’aimais surtout à aller de cabane
en cabane , visiter mes frères : la
paix qui y régnait calmait mon
coeur i leur stoïque et douce tE&ix*
C 6
r
60 O D É R A H I.
quillité appaisait les feux d’une
imagination trop ardente. Mon es-
prit, au lieu de parcourir les sen-
tiers vagues et incertains de l’espé-
rance, se reposait sur leurs nattes
où le bonheur était assis. J’aimais
à voir les femmes travailler avec
activité , les enfans courant à quatre
pattes sur les nattes, essayant de
marcher debout en tenant leurs bras
élevés , jouant entre eux , se rom
lant les uns sur les autres, et con-
tractant ainsi cet attachement in-
vincible , qui fait de toute une
nation une seule famille. Le père
qui les contemplait avec délices ,
quittait les flèches ou le casse-tête
qu’il façonnait avec un art admi-
rable, pour se joindre à leurs jeux *
et s^étendre sur la natte. Tous grim-
paient sur lui, l’un pour se mettre à
cheval sur ses épaules, l’autre pour
jouer avec les ornemens de sa tête *
celui-ci pour essayer de soulever
de Funeses jambes ; je croyais voir
l’Hercule des Européens , jouant
avec les amours : le plus âgé répé-
tait ayec Juiies chansons de guerre^
I
4 !
O D É R A H I. 6i -
les femmes cessaient leurs travaux
pour l’écouter , et riaient aux éclats
de ses fautes.
L’ame des sauvages est extrême-
ment sensible ; la musique fait sur
eux une impression profonde qui
va jusqu’au délire. Un habile mu-
sicien parcourerait, sans danger ,
l’Amérique entière , ferait rassem-
bler autour de lui toutes les hordes
sauvages, et recueillerait dans sa
route une quantité prodigieuse de
présens. J’avais composé avec des
roseaux une petite flûte , dont le
son aigu flattait les oreilles de mes
frères. J'inventai quelques danses ,
et les leur appris : ils s’y livrèrent
avec fureur, dansant au son démon
instrument , tant que mes forces
pouvaient me permettre de les ac-
compagner. A la fin 9 enivrés de
plaisir , ils m’offraient en présent
tout ce qu’ils possédaient, et leurs
plus belles filles , non pas qu’ils
eussent le droit de disposer de leurs
cœurs, mais parce que ces jeunes
Indiennes , séduites par les charmes
/ *
•. .. *• :
m .
i
!' 1
: i|
i* ’§jt‘ ,*
ti»
Mu !
62 ODÉRAHI.
de ma musique , voulaient toutes
m’avoir pour époux.
«c Mon frère , aie disait chacun
d’eux , tu as fait conter la joie dans
mon cœur , tu as imprimé le plaisir
à tous mes nerfs , tout ce que je
possède est à toi, ma* fille t’aime,
sois son époux , elle te rendra le
plaisir que tu nous a fait? »
J’acceptais tous leurs présens, et
les leur restituais, en me servant
de 1 usage des Indiens qui font passer
le don qu’ils ont reçu de main en
main jusqu’à ce que celui qui en a
besoin le garde. Odérahi se char-
geait de reconduire tes jeunes filles
à la tente de leurs parcns.
Lorsqu’il mourait quelqu’un * ils
venaient nie dire : c< Frère , un tel
vient de perdre sa femme ou son
enfant ; le chagrin dévore son cœur,
viens le chasser avec 1e son de ton
instrument ! » J’allais chez l’infor-
tuné ; je le trouvais immobile , la
tête dans les mains : tes sons aigus
de ma flûte l’arrachaient peu-à-peu
à sa douleur , et portaient l’heureux
ODÈRAHL 6%
oubli de ses maux au point de le
faire danser avec ses amis ; je sor-
tais accablé de présens , répandan £
ainsi autour de moi la gaieté qui ne
pouvait entrer dans mon cœur*
- * v- 1 \
\ ) j ;>
si
r
64 O D É R A H I.
J . '
- s Un jour je vis entrer dans la
tente d’Ourahou, un jeune voyageur
grand et bienfait, qui déposa son
paquet de peau , ses armes , ses
provisions sur la terre , et dit ; « Mon
père, belle Odérahi, me voilà de
retour de l’Ouest. n Ils répondirent :
ce cela est bien ; assieds-toi ! » Il
s’assit sur la natte ; Odérahi lui
frotta les membres avec de la graisse
d’ours; Ourahou lui présenta une
pipe qu’il fuma toute entière , sans
parler : quand elle fut consumée ,
on lui offrit du bouillon et des
viandes cuites avec du riz. Il les
mangea lentement et en si grande
quantité, que je vis bien qu’il était
à jeun depuis long-temps, et qu’il
n’était si lent que par tempérance ;
lorsqu’il eut fini , Ourahou, en se
montrant à lui, dit :
cc Omourayou , voilà ton frère de
retour du pays des âmes.
— Ah ! que je suis content, s’écria
le jeune homme ! Quand tu fus parti,
j’entrepris le voyage au pays de
O 1) É R A H I. 65
l'Ouest ; j’espérais y rencontrer la
mort 5 j’espérais que mon ame re-
trouverait la tienne ; mais tous les
peuples de ce pays m’ont tendu la
main , m’ont fait asseoir sur leurs
nattes , fumer dans leur calurnet et
danser avec leurs filles ; mon cœur
m’a dit : ne tue pas ces bonnes
gens , retourne plutôt dans ton pays,
la guerre viendra , tu mourras pour
ta nation et tu partiras , avec plus
de gloire, pour le pays des âmes.
Je me suis hâté de revenir ; je te
trouve assis sur la natte de mon
ami ; tu le remplaces dans mon
cœur; mon ame ne veut plus partir |
elle restera unie à la tienne , comme
deux arbres qui ont crû ensemble ,
et dont les branches entrelacées , les
troncs réunis, ne peuvent plus être
séparés.
Les paroles de ce jeune homme
pénétrèrent dans mon cœur ; je
sentis s’y allumer le feu de l’amitié
la plus vive , pour ce jeune guerrier
dont la figure annonçait la fran-
chise et la bonté ; je lui serrai la
main , et lui donnai le sabre qu’un
. M'j « <!'
iüiïra
5
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1
m
6rr O D Ê R A H I.
Indien venait de me rapporter : il
défit son paquet , m’offrit une belle
peau d ours , donna à ma sœur un
beau collier de perles, à mon père
une hache de fer achetée des Hom-
mes-barbus. Il sortit ensuite pour
aller voir ses amis et la jeune
Omaïra qu’il aimait ; il revint bien-
tôt a la tente de mon père qui le
fit coucher sur sa natte et demeurer
avec nous.
Gmourayou se plaisait à nous ra-
conter ses voyages; nous l’écoutions
en silence ; nous amusant à tresser
des nattes , tourner des pots de
terre , ou faire des flèches. Notre
vie s’écoulait paisiblement comme
un ruisseau, lorsque le Grand-chef
fit publier la délibération du conseil
général des tribus assemblées , por-
tant invitation à la grande chasse :
les Indiens ne connaissant pas d’or-
dres supérieurs , n’obéissent qu’à
des invitations qui ont pour but
l’utilité générale.
Nous nous préparâmes à cette
affaire importante par un jeûne ri-
goureux de plusieurs jours.- Orna-
• O D É R A H I. • 67
hou et le jeune guerrier ne mangè-
rent rien , ne burent pas une goutte
d’eau : Odérahi me donnait 9 pen-
dant qu’ils dormaient , un potiron
cuit sous la cendre , pour m’aider
à soutenir cette longue abstinence.
Quand la faim eut affaibli l’esprit
de mon père, il eut des rêves 5 je
l’entendis pendàntla nuit murmurer
et parler beaucoup : lorsqu’il se ré-
veilla , il nous dit qu’il avait vu un.
pays rempli de gibier $ il alla ré-
péter son rêve , et plusieurs guer-
riers ayant vu le même pays , sans
doute parce qu’il était réellement
le plus fécond y ils en conclurent
que les esprits leur indiquaient ce
lieu qui fut choisi pour le rendez-
vous général.
Avant le départ , mon père invita
les guerriers de la bourgade à un
festin : nous allâmes à la châsse , et
rapportâmes des daims et des ours :
Odérahi et ses compagnes en firent
bouillir les chairs avec du riz dans
de grands plats de terre , et rôtir
une partie sur un brasier avec des
broches de bois soutenues par des
- jgsfiPî:-.; . ■ -' j ». J-
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68 O D É R A H I.
fourches; d’autres morceaux furent
cuits dans des trous creusés en terre,
qu’elles avaient échauffés avec de
la braise.
Quand les viandes furent cuites ,
la tribu se rassembla sous l’ombrage
des grands platanes qui bordent le
fleuve. Mon père , mon ami et moi ,
étions revêtus de nos plus beaux
habits : Oderahi était belle comme
un esprit ; elle portait sur ses épau-
les un manteau de drap bleu de
ciel , bordé de franges d’or ; les
monnaies que je lui avais données ,
étaient suspendues à des colliers de
coquilles , et la plus grande au
collier de perles qu’elle avait reçu
d’Omouray ou : quelques taches rou-
ges placées sur ses tempes et sur son
front , faisaient briller ses yeux d’un
doux éclat : ses cheveux, ornés de
plumes brillantes, étaient recouverts
d’un duvet de cigne plus' blanc que
la neige : elle souriait à tous ceux
qui la regardaient : j’aimais à l’ob-
server ; au milieu de ses plus graves
occupations , ses regards s’arrêtaient
toujours sur moi.
O D É R A H I. 69
Les hommes s’assirent en cercle
sur le gazon , passant tour-à-tour au
milieu pour danser avec force , en
chantant leurs exploits avec la vi-
gueur et la constance des vents qui
battent les flancs d’un rocher : ils
imitaient les gestes et les cris d’un
guerrier qui se bat , arrache une
chevelure , ou ceux d’un chasseur
qui poursuit le gibier et se met en
embuscade pour le surprendre. Ou-
rahou célébra ses exploits ; Omou-
rayou chanta ses voyages : on
croyait le voir gravissant les ro-
chers , traversant un torrent à la
h âge, parcourant une sombre forêt»
Les guerriers applaudissaient à cha-
que stance , par des cris qui frap*-
paient les montagnes. Je chantai
les rigueurs du froid que j’avais
éprouvées dans le nord , les tour-
mens que j avais soufferts , la gé-
nérosité d’Odérahi , la bonté des
Indiens et leur bravoure. Odérahî
était à quelques pas de nous, avec
ses jeunes compagnes, qui formaient
un autre cercle : toutes dansaient
avec beaucoup de grâce , se tenant
, ; : •
‘ .'W'-p .
lit
V '5 ■ •
t n r ■
fl i
70 ODE R A H I.
droites comme une fleur qui tourne
sa tête vers le soleil : leurs bras
- . : / v ;
tombaient légèrement à leurs côtés,
elles remuaient rapidement leurs
pieds, sans faire un seul pa$, mais
en les tournant et les faisant toucher
alternativement par les talons et par
les deux bouts , glissant ainsi sur la
terre en élevant la tête avec les
grâces j la légèreté d’un cignp qui
vogue au milieu des roseaux : elles
se séparaient , se réunissaient , puis
se séparaient encore , sans jamais
se tromper de place : leurs voix mér
lodieuses s’élevaient vers le Grand-
être comme celles des hirondelles
qui, rassemblées sur un rocher , au
lever de l’aurore , voltigent ça et
là, s’éloignent , se rassemblent, et
chantent, toutes à -la 'fois , les
louanges du père des hommes. Trois
musiciens les accompagnaient en
marquant la mesure avec un tarm
bourin , un chichicoué ou çallebasse
remplie de cailloux , et un fifre de
roseau. Ces sons réunis et répétés
par les échos formaient un concert
délicieux au sein de ces paisibles
vallées.
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O D É R A H I> 7i
Lorsque la danse fut finie, chacun
s’assit autour des mets posés sur la
terre. Omourayou et Odérahi se
placèrent auprès de moi ] ma jeune
sœur me montrait des yeux à ses
compagnes jelle était joyeuse comme
une mère qui montre son enfant à
ses amis. Ourahou, revêtu d’une
partie de mes vêtemens , distribuait
es viandes, tirait de la chaudière
des cuisses, des épaules, pour eu
donner une à chaque guerrier. Je
crus qu’après un si long jeûne , ils
allaient les dévorer ; ils mangèrent
très- doucement , sans prononcer
une parole , buvant à longs traits
le bouillon chaud que les femmes
puisaient avec des pots de terre.
Otirahou , pendant ce temps ,
chantait les exploits des guerriers
de la bourgade. Chaque convive
mangea une énorme quantité de
viande et de riz \ je ne concevais
pas comment leurs estomacs pou*
vaient contenir tout ce qu’ils avar-
iaient. Lorsque le repas fut fini , la
lune vint éclairer cette scène ; les
liommes et jes femmes réiuiis dans
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72 ODÉRAHI.
une petite vallée , élevèrent leurs
voix vers le Grand* être , et chantè-
rent cette hymne en son honneur.
Choeur.
Grand-être ! ouvre tes oreilles ,
afin que les paroles de tes enfans ne
tombent pas sur la terre !
Les Hommes.
C’est ta main puissante qui a atta-
ché au ciel les globes de feu qui
nous éclairent. C’est ton haleine
qui enfante les vents : lorsque le
tonnerre gronde , c’est ta voix qui
fait retentir les airs. Ce sont les
éclairs de tes yeux qui traversent
les nues en longs traits de feu.
• Les Femmes.
r
C’est le doux éclat de tes yeux qui
remplit l’air d’une douce chaleur ,
aux premiers jours du printemps ;
qui fait fondre la neige des monta-
gnes , pénètre la terre , réchauffe
les graines et les animaux engour-
dis , ranime la nature, comme les
regards
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O D Ê R A H I. 73
regards d un époux embrasent le
cœur de son épouse.
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Les Hommes.
C est ton doigt qui a tracé sur la
terre Je lit des fleuves depuis leurs
sources jusqu’au grand lac : c’est
toi qui as élevé les montagnes et
les a couvertes de forêts , pour ar-
rêter les nuages qui remplissent les
rivières d une eau toujours nou-
velle. C est toi qui fais soulever les
îlots en vagues écornantes , lorsque
tu te promènes sur les eaux qui flé-
chissent sous tes pieds et se courbent
avec respect autour de toi.
Les Femmes.
C est toi qui allumes dans nos
cœurs le feu de l’amour ; qui nourris
dans nos flancs les fruits de l’hymen*
qui remplis nos mamelles du lait qui
les alimente : tu leur donne la force
de s attacher à nos épaules , pour
sucer nos seins ; tu les tiens par la
mam quand ils commencent à mar-
c.ier sur les nattes de leurs mères.
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7 4
l
ODÉRAHI.
Les Hommes.
C’est toi qui fais arriver les nuages
du pays de l’Ouest, les rassembles
comme les vapeurs de la chaudière,
et les fais retomber en gouttes abon-
dantes sur la terre qu’elles arrosent.
Tu nourris dans ces vastes prairies
d’immenses troupeaux, sur les lacs,
des milliers d’oiseaux aquatiques ;
et deux fois, pendant que le solei
fait sa course , tu les disperses et les
conduis par les mêmes routes , pour
nourrir tous tes enlans. _
Les Femmes.
C’est toi qui étends sur la terre le
lit de mousse et de verdure sur le-
. quel dorment tous les êtres • tu cou-
vres les arbres de fleurs et de fruits :
tu donnes aux plantes la propriété
de guérir nos blessures , et ce doux
parfum qui embaume les ans. Tu
fais germer dans le sein de la terre
les graines que nous plantons ; tu
soutiens leurs tiges agitées par les
vents. C’est ta main qui a peint te
N ï
ODÉRA II I. 75
plumage des oiseaux ) tu leur as
donné une voix mélodieuse pour
égayer le silence des bois et récréer
tes enfans dans leurs rêveries.
Les Hommes.
Nous allons recueillir les présens
que tu nous envoies : conduis avec
ton souffle nos flèches légères $
porte nos barques sur les eaux j
écarté les troncs d’arbres qui pour-
raient les crever $ nettoie les forêts
des ronces et des épines qui embar-
rassent la route ; prépare-nous tm
chemin uni et sans pierre à travers
les montagnes ; commande à ia
lune de nous éclairer , aux vents de
nous souffler au visage, pour que
les animaux n’entendent pas notre
marche et ne nous sentent pas : fais
tomber beaucoup de gibier sous nos
coups , pour que tes enfans ne meu-
rent pas de faim pendant Phi ver !
Les F e m m e s.
, *^os epoux vont à la chasse ;
écarté les serpens qui pourraient les
D 2,
\
76 O D E R A H I.
piquer, les troncs d’arbres qui pour-
raient déchirer leurs jambes ; éloi-
gne les ennemis qui pourraient les
surprendre; donne -nous la force
de les suivre; soutiens-nous lorsque
nous serons courbées sous le poids
du gibier !
C H OE U R .
Grand-être ! ne laisse pas tomber
les paroles de tes enfans sur la terre !
leurs arnes s’élèvent vers toi, comme
les aigles qui percent lesnuages pour
s’approcher du soleil. »
Lorsque cet hymne fut chanté, ils
se retirèrent dans les bourgades, et
le lendemain , dès la pointe du j our ,
nous levâmes nos tentes , pliâmes
les peaux , et les chargeant sur nos
épaules avec tous nos ustensiles ,
nous partîmes ensemble pour aller
au lac des Bois , lieu du rendez-
vous général.
Odérahi nous suivit pour préparer
nos mets ; elle portait aussi la peau
de la tente , et ses hardes. Nous
marchâmes vers le Nord sans autre
guide que le soleil et les cinq étoiles ,
I
O D É R A II I. 77
qu’ils nomment la Grande ourse,. les
Trois-chasseurs et la Chaudière.
Lorsque le soleil ne brillait plus,
nous reconnaissions notre route au
vol des oiseaux, aux écorces des
arbres plus brunes , plus fortes du
cote du Nord , et recouvertes d’une
mousse épaisse. Nous traversions eu
droite ligne les lacs , les forêts , les
rivières j nous gravissions les mon-
tagnes, sans jamais nous détourner.
La fatigue me faisait souffrir dans
tous mes membres \ mais Odérahi
marchait gaiement auprès de moi :
son exemple me donnait du cou-
rage : lorsque la lune paraissait,
no as dressions nos tentes dans une
prairie \ ma sœur me frottait avec de
la graisse d ours , et la fatigue ne me
tourmentait plus.
Enfin, nous arrivâmes au lac des
-Sony , à travers les épaisses forêts
dont il est entouré. Les chasseurs
des douze autres tribus s’y étant
rendus, la chasse commença dans
une vaste prairie qui se terminait
d un cote sur les bords du lac , et
de i autre à la gorge d’une vallée
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78 ODÉRAHI.
couverte de bois ; c’était le lieu in-
diqué par mon père. Mes frères qui
dans leurs tentes, étaient indolens
comme des ours engourdis par le
froid , restant toujours assis sur leurs
nattes , pour fumer , se réveillèrent ,
et de vinrent agiles comme des cerfs.
D’abord ils entourèrent la prairie,
pour forcer les buffles a fuir par la .
vallée , en mettant le feu aux herbes
qui couvraient la terre. Les trou-
peaux accumules dans cette gorge
étroite, tombaient percés de flèches.
Le lendemain , on entoura une
vaste prairie qui bordait le fleuve ;
des pirogues remplies de chasseurs
étaient cachées dans les roseaux ; et
lorsque les animaux que nous chas-
sions devant nous en poussant de
grands cris , voulaient passer 1 eau,
nous les percions de coups. On cern a
de la même manière des lacs , tandis
que des pirogues battaient les ro-
seaux : les cris des chasseurs nap-
paient les montagnes : les oiseaux
aquatiques , les cignes , les canards ,
les pluviers , les sarcelles , les poules
d’eau effrayés voltigeaient au-dessus
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»- * UK v . .4.
I
O D É R A H I. 79
du lac dont la surface était bientôt
couverte de leurs corps. Toutes les
nuits, on allumait de grands feux
pour écarter les moustiques qui
venaient en tourbillons , se préci-
piter sur nous : la flamme s’élevant
au-dessus de la forêt qu’elle rem-
plissait de lumière , éclairait la cime
des montagnes et des rochers ; le
lac paraissait tout en feu: la beauté
de ce spectacle me ravissait.
Lorsque la lune ne nous éclairait
vpas y nous nous dispersions dans les
bois, à la lueur des vers luisans, sem-
blables à de petites lampes éparses
sur la terre; nous prenions les fai-
sans , les poules-des-bois endormies
sur les arbres. Les chasseurs, pour
conserver le gibier, jetaient leurs
liiets , et prenaient une grande
quantité de poissons que les femmes
faisaient sécher.
J’aimais à aller après le repas ,
m’asseoir à l’ombre d’un sassafras ,
avec ma jeune mère : l’aspect de
ces lieux enchantés plongeait mon
esprit dans de douces méditations
sur le Grand être dont je parlais
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8o O D É R A H I.
souvent à Odérahi. Je désirais con-
naître les opinions religieuses des
Indiens : la franchise d’Odérahi ,
son esprit , son bon cœur me pro-
mettaient des réponses satisfaisan-
tes ; je lui dis : « Bonne-amie , mon
cœur veut te parler , ne laisse pas
tomber ma voix sur la terre ! Dis-
moi comment les yeux de ton esprit
voient le Grand-être.
— Bon-ami, comment peux- tu
demander cela à une jeune femme
dont les yeux sont éblouis par l’éclat
de tes yeux ? comment oserai-je les
élever vers le Grand-être ? ses re-
gards les brûleraient comme ceux
du soleil brûlent les yeux des enfans
qui s'amusent à le fixer.
—Mais, douce Odérahi ? ne pour-
rais tu pas me tracer une image du
Grand- esprit ?
— Oh oui , bon-ami , surtout de-
puis que je t’ai vu : tu es à mes
yeux l'image du Grand-pere des
hommes ; il est beau comme toi ;
tous ses membres sont bien faits
comme les tiens; ses regards qui
s’étendent d’un bout de la terre à
ÔDÉRAHÎ. 81
l’autre , comme toi qui l'a parcou-
rue , regardent tous ses enfans avec
la douceur qui brille dans tes yeux
lorsqu'ils s’arrêtent sur moi; sa voix
est douce , elle pénètre dans le sein
de la terre , se fait entendre à tout
ce qui est , comme la tienne pénètre
dans mon cœur ; ses bras s'étendent
sur tous les hommes , comme les
tiens , lorsque tu prends les mains
d Ourahou, d’Omourayou, les mien-
nes, et que tu les presse sur ton sein.
Son esprit est vaste comme le tien ;
il renferme tout , il sait tout : son
cœur est bon ; il voudrait que tous
les hommes fussent heureux ? et
s aimassent en frères ; il les chérit
dans son cœur, comme tu aimes
Oderahi i lorsqu il voit leurs mem-
bres couverts de plaies , lorsqu’il
entend le cri de mort, ses yeux se
remplissent de larmes, son ame tres-
saille , il pleure comme tu pleurais
sur ta natte des bois , en pensant à
ton Eugénie, C est lui qui a fait tout
ce qui charme les yeux , tout ce qui
i latte les oreilles, tout ce qui plaît
a ,a Jonche : il orne les plantes
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82 O D É R A H I.
et les arbres de fleurs , comme toi ,
bon-ami , qui aimes à me donner
des pièces de drap rouge a franges
d’or pour que je paraisse plus belle :
bon-ami , tu es pour moi le portrait
du Grand-être , comme cette eau
vive était pour toi le portrait de
ton Eugénie : je t’aime dans mon
coeur et t’honore dans mon esprit ,
comme l’image vivante du Giand-
père des hommes.
— Odérahi, tes paroles plaisent
à mon cœur ; mais écoute-moi tou-
jours : qui est- ce qui fait souffrir les
hommes , les attache au poteau de
mort, et les tue, en leur portant
des coups qui font souffrir tous leurs
membres ; qui est- ce qui lance a
foudre , bouleverse les eaux du lac
lorsqu’il engloutit les pirogues? _
Bon-ami, ce sont les mauvais
génies qui détestent les hommes et
lés tourmentent sans cesse ; ce sont
eux qui les attachent au poteau de
mort , et font perdre l’esprit aux
bourreaux qui les tourmentent; ce
sont eux qui t’ont enlevé de ton
pays : mais le Grand-être , plus puis-
/
ODÉRAHI. 33
sant , t’a arraché de leurs mains ,
pour te placer sur la natte du bon
père Ourahou, auprès d’Omourayou
et d’Odérahi qui t’aiment.
— Si le Grand être est plus puis-
sant que les mauvais génies, pour-
quoi souffre- 1 il qu’ils tourmentent
les hommes ?
— Le voyageur qui a couru les
bois pendant la pluie, dont les jam-
bes ont été déchirées par les épines,
trouve sa tente plus belle, sa peau
d ours plus molle $ lorsque tu rentres
latigué dans la tente , après une
longue absence , tes regards sont
plus agréables à mes yeux qui ont
soif de te voir , tes paroles sont
plus agréables à mes oreilles , qui
opt faim de t’entendre : de même
les hommes , après avoir long-temps
souffert, trouveront plus belle la
prairie dans laquelle le Grand- être
les attend. Le gibier y sera très-
abondant ; ils y chasseront à leur
gré ; les femmes danseront , sans
être obligé de labourer la terre ; ils
s’aimeront toujours, sans que le feu
de l’amour puisse s’affaiblir ; le père
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, i,;i -dlni-
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84 G D É R A H I.
des hommes allumera dans leurs
cœurs une flamme qui ne s’éteindra
jamais; il donnera à leurs nerfs la
force d’être toujours agités par le
plaisir.
— Mais pourquoi n’a-t-il pas écarté
les ronces et les épines qui embarras-
sent le chemin de la vie?
— La vie n’est qu’un songe , et
la mort un réveil ; les maux passent
avec la rapidité de l’oiseau qui vole ,
sans laisser de traces après lui : re-
garde derrière toi, vois- tu les tour-
mens que tu as soufferts ? si tu les
aperçois, ce n’est qu a travers un
nuage. Et le père des hommes n’a-
t-il pas placé surleurroute destentes
où ils s’arrêtent et boivent le plaisir?
ne leur a-t-il pas donné des parens ,
des amis qui les soutiennent , quand
le souffle des esprits est prêt à les
renverser ; une femme qui arrache
les épines de la vie? ne leur a-t-il
nas donné une ame que tous les
tourmens ne peuvent détruire et qui
s'asseoira un j our aup>rès de lui ?
. Oui , mais quand la fenyne qui
le rendait heureux tombe à ses côtés.
«
- \ ' ■
O D É R A H I. 85
et qu’il ne peut la relever, il con-
tinue sa route ; mais l’ennui pèse
sur sa tête , le chagrin ronge son
ame, il s’arrête à chaque instant
pour verser des larmes.
— Tu me parle de tes peines !
n’as-tu pas trouvé une bonne mère
qui a fermé tes plaies?
— Oui , belle Odérahi ; mais si tu
tombais auprès de moi, si ton père ,
si mon jeune frère Ornourayou , ta
sœur Omaïra tombaient à mes côtés,
je resterais étendu sur la route ,
comme un faon qui ne peut suivre
sa mere poursuivie par les chasseurs*
— Tu parles en femme qui voit
tous les dangers , et non en guerrier
qui les brave : si nous mourions
avant toi , nos âmes voltigeraient
autour de ta natte , elles te diraient :
courage, bon - ami * marche sans
cesse , tu n’es pas loin encore du
pays des âmes ; tu vas bientôt y
entrer : tu t’y reposeras sur une
bonne peau d’ours, dans la tente de
ton père, de tes parens, auprès de
ton Eugénie et d’Odérahi ; tu les
aimeras dans ton cœur, comme tes
86 O D É R A H I.
épouses , et nos âmes seront réunies
comme des flammes qui se confon-
dent.
— - Douce Odérahi , tes paroles me
plaisent autant que le chant des
oiseaux , mais écoute toujours les
miennes. »
Je voulus lui expliquer les phé-
nomènes de la nature; elle mit sa
main sur ma bouche : c< Bon* ami ,
dit-elle , tes paroles n'entrent pas
dans mon esprit ; tu veux que je le
fasse marcher dans ces ténèbres ,
mais je plairais plus au Grand-être
en faisant des nattes pour Ourahou :
quand j’aurai été l'épouse d’un bon
guerrier, et que j'aurai allaite mes
enfans ; quand mes filles seront
mariées , et que je les aurai aidées
è nourrir aussi les leurs , alors le
Grand -être m'appelera à lui ; et
pour me récompenser d avoir ete
bonne fille , bonne épouse et bonne
mère , il fera voir à mon esprit tout
ce qui est : mais à-présent qu'il est
enveloppé dans mon corps , il ne
peut s’élever au-dessus de la terre : il
est comme l’oiseau-pêcheur qui rase
\ -
O D E II A II E 87
les eaux entre les arbres du rivage $
s’il veut s’élever plus haut, les vents
le culbutent , et le jettent dans la
rivière. Si je voulais faire marcher
mon esprit dans les ténèbres qui
couvrent la cause de tout ce qui
est , il s’égarerait comme celui des
, jongleurs qui, occupés sans cesse à
parler , disent-ils , aux esprits , per-
dent leur bon sens, ne voient plus
clair dans les bois pour aller à la
chasse : leurs mains ne savent pas
tirer un arc ; ils ne savent pas tresser
un filet , conduire une pirogue : ils
se croient au-dessus des autres hom-
mes , et ils sont inutiles à la nation
qui est obligée de les nourrir pour
les empêcher de faire le mal.
— Tu n’honores donc pas les
jongleurs dans ton esprit?
— Non , bon-ami , ni moi , ni mon
père , ni tous ceux de ma nation qui
veulent penser : leurs oreilles écou-
tent, disent-ils, les paroles des es-
prits , et ils n’entendent pas celles
de leurs parens qu’ils abandonnent :
ils ne veulent pas avoir de femmes
ni d’enfans dans leurs tentes , parce
88 O D É R A H L
qu’ils les étourdiraient $ mais ils
vont pendant la nuit, dans la tente
des jeunes filles : ils enlèvent des
enfans tout élevés , les emmènent
dans les bois pour leur communi-
quer leur folie : ils ne vont pas à
la chasse , mais ils prennent le plus
beau gibier de ceux qui ont l’esprit
endurci : ils ne vont pas à la guerre ,
parce qu’ils craignent de mourir y
mais ils excitent les nations à se
battre pour que l’on donne aux
esprits des présens dont ils s’empa-
rent : ce sont, ou des fourbes qui
menacent de la colère des mauvais
génies pour qu’on s’adresse à eux ,
ou des insensés qui ont une fièvre
chaude : je ris des premiers , je
plains les autres et les méprise tous ;
ce sont des hommes de peu de va-
leur : »
Je lui parlai de la religion chré-
tienne ; mais elle ne m’écouta pas
et dit seulement ? à propos des mys-
tères : « J’avais entendu répéter tou-
tes ces choses à mon père, j’avais
peine à le croire , mais je vois bien
que c’est la vérité : c’est ce qui fait
O D E R A H I. 89
que les Européens sont si médians :
quand ils sortent de ces cabanes où
ils se sont enfermés avec une robe
noire ou un pied- nu, pour leur
* raconter leurs crimes , ils croient
qu’ils sont oubliés 3 ils en commet-
tent de nouveaux. Après qu’ils ont
mangé leur dieu , ils se croient su-
périeurs aux autres hommes : les
Espagnols , qui ont massacré tant
de malheureux Indiens , commen-
çaient par avaler de ce pain , avant
de les tuer, puis ils se disaient : à
présent que nous avons mangé n otro
dieu, nous pouvons bien manger
des hommes.
« Mes pères m’ont dit que le
Grand-être recevrait dans le pays
des âmes tous les guerriers morts
dans les combats , tous les vieillards
qui auraient défendu leur nation
dans les conseils , les femmes fîdelles
a leurs maris, les jeunes filles qui
auraient respecté leurs mères , et
tous ceux qui n’auraient jamais fait
de mal aux hommes ; j’ajoute foi à
leurs paroles , et ne crois pas à celles
des Robesmoires, »
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9o ODÉRAHI.
Nous rentrâmes dans la tente pour
nous reposer : j’étais du côté démon
père , Odérahi dormait à l’autre bout
de la tente, le feu était couvert, la
Ijine était au milieu de sa course ^
lorsque j'entendis quelqu’un qui en-
tra doucement, s’approcha du feu,
et alluma une petite lampe : je re-
connus un jeune Nadouëssis paré
de ses plus beaux vêtemens : il tenait
sa lampe dans le creux de ses mains
jointes, et s’approchant de la natte
d’Odérahi , il écarta doucement la
pièce de drap qui enveloppait sa
tête , j usqu’à ce qu’elle fût réveillée :
lorsqu’elle le vit , elle détourna la
tête ; le jeune homme éteignit sa
lampe , et s’en alla. Je crus que
c’était un amant d’Odérahi , mais il
en vint plusieurs autres que ma jeune
sœur repoussa de même : lorsque
les ténèbres furent chassées par l’au-
rore , nous retournâmes à la chasse ;
j’étais seul avec Odérahi , dans une
pirogue $ je la conduisis sous la
voûte épaisse que formaient au des-
sus des eaux de jeunes arbres , dont
les longues branches chargées do
O D É R A H I. 9*
fleurs carressaient la surface , et je
lui parlai de la visite des jeunes
gens.
— Bon-ami , ce sont des guerriers
qui cherchent le plaisir : les filles
qui se laissent enivrer par leurs
paroles semblables aux eaux de feu,
les reçoivent sur leurs nattes, comme
des époux, et boivent ensuite le suc
de certaines plantes , pour effacer
leurs fautes,
— Tu n’as donc pas voulu boire
des eaux de feu ? «
Odérahi rougit , versa quelques
larmes , et me dit en pressant dou-
cement ma main sur son sein : «tes
paroles me blessent le cœur $ et n’as-
tu jamais entendu les miennes? Je
croyais que tu me voyais telle que
je suis, mais je me suis trompée !
Les jeunes filles qui reçoivent ces
guerriers, ne les aiment pas ; elles
n’aiment qu’elles : elles lavent leur
faute avec du suc de plantes 5 mais
elles ne peuvent le cacher à leurs
propres yeux ; elles ne peuvent met-
tre la main sur la bouche de leur
cœur , ni l’empêcher de crier , îiâ
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9^ ODÉRAHI.
as mal fait ! Cette voix doit les
troubler : elles ne peuvent pas mar-
cher la tête haute , dans les sentiers
de la bourgade; il faut qu’elles se
détournent à la vue du guerrier
qui s’est assis sur leurs nattes ; car ,
alors , elles ne sont plus enivrées ;
elles voient leur faute , et les yeux
du guerrier qui sourit lui disent : tu
es une femme de peu de valeur . Je
ne pourrais vivre dans la bourgade ,
s’il me fallait ainsi quitter la route ;
j’aime à marcher la tête droite, com-
me une femme qui ne craint les re-
proches d’aucun guerrier. »
Pendant qu’Odérahi parlait ainsi,
je vis un orignal qui paissait sur le
vallon ; elle me dit de le poursuivre :
nous sautâmes hors de la pirogue, je
le chassai avec la rapidité de l’oiseau:
Odérahi ne pouvant me suivre , se
reposa au pied d’un sassafras que
ses fleurs faisaient briller au milieu
de la forêt. J’atteignis l'orignal, 1$
perçai de flèches , et le fis rouler
sur la colline. J’appelai Odérahi ,
pour qu’elle vînt m’aider à le porter
jusqu’aux rives du lac ; ma voix
O D É R A H I, 93
frappa les montagnes ; les échos ré-
pétèrent au loin : Odérahi ! Odérahi !
mais ma jeune sœur ne répondit pas :
je courus à l'arbre près duquel je
l'avais laissée ; elle n'y était plus :
je trouvai son panier , et à quelques
pas , sous l'herbe , un casse-tête d’une
structure différente de ceux des
Sioux. J'allai aux tentes , en criant
toujours : « Odérahi ! Odérahi ! :»
Quand mes frères me virent , ils
me demandèrent où était ma sœur ;
je leur montrai le casse-tête , ils
dirent : c< des chasseurs Chippewais
ont enlevé ton Odérahi , courons
après eux. *> Et sur-le-champ, douze
jeunes guerriers à la tête desquels
était Ornourayou , se mirent avec
moi , à leur poursuite. Il reconnut
des traces sur l’herbe , me les mon-
tra, en disant : « frère, les larmes
qui remplissent tes yeux t'empê-
chent de voir Odéraûi portée par
les Chippewais ; ne vois-tu pas ces
traces d’un guerrier chargé d'un
tardeau qui l’empêche de courir ?
Prenons cette route ! >» Nous cou-
rûmes en suivant ces traces près-
94 O D E R A H I.
qu’invisibles marquées sur le sable ,
l’herbe , les feuilles mortes , et qu’ils
n’avaient pas eu le temps d’effacer :
les branches dérangées suffisaient
seules pour nous conduire à travers
les bois en marchant tous d’un pas
égal , mais très-précipité : nous tra-
versâmes plusieurs rivières à la
nage ; le soleil nous vit quatre fois
parcourant ainsi les forêts , les lacs ,
les prairies , nous reposant à peine
pour boire le suc des érables , et
dévorer quelques grains de riz sau-
vage. Je n’espérais plus retrouver
Odérahi ; mon ame rampait sur la
terre comme une vigne qui n’a plus
d’apoui : car lorsqu’elle était sur
ma natte , mon cœur était moins
triste ; je pensais à toi, Eugénie ;
je te pleurais toujours ; mais elle
était près de moi comme une bonne
mère qui cherche à consoler son
fils de la perte de son amante, le
presse sur sou sein , et lui dit : « tu
as une amie qui t’aime, qui te sera
toujours fidelle ! » quand j’eus perdu
Odérahi , toutes les plaies de mon
cœur se rouvrirent} il me semblait
O D É R A H I. 95
que je venais de te quitter : j’étais
triste comme un infortuné qui perd
à-la fois son épouse et sa mère : je
n'avais pas la force de manger :
j’étais morne et silencieux au milieu
de mes frères : assis sur l’herbe ,
j’avais la tête penchée ; je ne disais
pas un seul mot ; des larmes rou-
laient sans cesse dans mes yeux ;
mes frères venaient pleurer sur moi
et me disaient : « Sois guerrier ;
portes avec courage le fardeau de
la douleur ! » Ces paroles entre-
coupées de sanglots, perçaient mon
cœur , aü lieu de me consoler.
Nous avions traversé une immense
forêt 5 mes membres étaient si fati-
gués, que je pouvais à peine mar-
cher ; mais ma tendresse pour Odé-
rahi soutenait mon ardeur : je croyais
la voir attachée au poteau de mort ;
j’entendais les cris de ma mère ex-
pirante dans les tourmens , ou ré-
duite en esclavage. Omourayou nous
dit : cc Je vois au-dessus des arbres
la fumée du feu près duquel est
Odérahi ; » tous les guerriers se
blottirent sous les broussailles jus-
i:
96 ODÉRAHI.
qu’à la nuit : lorsqu’elle fut arrivée ,
ils marchèrent sur leurs genoux ,
avec l’agilité d’un renard qui se
glisse jusqu’au nid d’un faisan. Ils
arrivèrent à une clarière au milieu
de laquelle étaient les Chippewais
endormis, sans être gardés par des
sentinelles dont les sauvages ne
connaissaient pas l’usage.
cc Hélas, dis- je à Omourayou !
Odérahi n’est pas là, je n’entends
pas ses cris ! » Il regarda attentive-
ment sur la terre , au clair de la
lune : « elle est là , reprit- il , je vois
ses pas sur l’herbe \ mes paroles sont
de valeur ! » Tous les guerriers se
levèrent à-la fois , et se précipitant
sur les tentes, ils brisèrent le crâne
des ravisseurs endormis , enlevèrent
leurs chevelures , en appuyant les
genoux sur leurs épaules, et tirant
avec force tous les cheveux et la
peau qu’ils avaient cernée tout au-
tour avec le scalpel. Mes yeux
avaient faim de revoir Odérahi ; ils
la cherchaient, comme une mère
cherche son enfant égaré dans les
forêts y je l’aperçus dans un coin de
O D É R A H I. 97
la tente , étendue sur la terre , les
bras et les pieds attachés à un
poteau : la douleur reposait sur son
visage, comme le hibou sur le corps
d’une colombe ; l’air sortait en sou-
pirs de sa poitrine agitée : je coupai
ses liens : « ma chère Odérahi !
lève -toi î voilà ton fils ! » Elle sé
leva, se précipita dans mes bras,
et y resta quelque temps sans mou-
vement ;«C est toi , bon-ami ! mon
coeui boit le plaisir 1 » elle versait
un torrent de larmes * « que je suis
joyeuse de te revoir ! mon ame ne
partira pas encore pour le pays des
âmes .... Non !... te voilà !... la
joie me rend folle ! » Elle dansait
autour de moi , me serrait dans ses
bras , me donnait sa main à baiser
pressait la mienne sur son cœur me
regardait avec deS yea* nldns' de
tendresse, comme une mère oui
retrouve son fils. « Oui ! si tu n’étais
pas .venu me délivrer, j’allais partir
pour le pays des amesj car je ne
puis vivre sans toi : mon ame aurait
vole sans cesse autour de son ami ;
£ *
jj|
§■
Vij
if
93 ODÉRÀIII.
mais te voilà , le Grand-père des
hommes a écouté ma voix. »
Lorsque le soleil se leva , nous
fîmes un brancard pour porter Odé-
X ahi dont les jambes étaient enflées ;
et afin que Ton ne pût pas nous pour-
suivre ,nous mîmes le feu aux herbes
derrière nous. Les vents excitant la
flamme , élevèrent des montagnes
de feu qui roulaient sur la foret
dont quelques arbres s’enflammè-
rent 9 et nous offrirent l'aspect im-
posant de plusieurs colonnes de feu
qui perçant les tourbillon s de fumée,
disputaient d’éclat avec 1 aurore.
Nous arrivâmes enfin au rendez-
vous, et posâmes Odérahi sur un lit
de mousse et de fleurs , a l’ombre
d’un arbre dont le feuillage permet-
tait aux rayons du soleil de la ré-
chauffer. Omourayou alla cueillir
des fruits et des plantes pour la
rafraîchir et panser ses plaies . la
joie guérit bientôt son cœur 5 elle
renaissait, comme une fleur qui a
été brûlée par le soleil , et dont la
rosée fait revivre les couleurs et la
beauté.
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A ' .
O
0 D ER A Ht. - 99
« Bon-ami, dit-elle, lorsque les
Chippewais m’enlevèrent , je me
débattis, comme un enfant que des
guerriers en lèvent à sa mère : courbé
sur le bras du ravisseur, il piétine,
pousse des cris plain tifs , tord tous
ses membres pour échapper ; il re-
leve la tete , pour voir si sa mère à
laquelle il tend les bras revient au-
près de lui : mais les Chippewais
me, fermèrent la bouche et me ga-
rottèrent. Je me disais : pauvre Odé-
rahi ! tu te félicitais d’avoir un ami
bon , comme le Grand être , beau ,
comme le soleil levant, et voilà que
des ennemis t’arrachent de ses bras !
Tu ne t’asseoiras plus sur sa natte-
il ne baisera plus ta main ; tu ne
prendras plus la sienne , pour la
presser sur ton cœur ; tes yeux ne se
rempliront plus de son image ; ses
paroles ne retentiront plus dans ton
cœur ; il ne tressaillera plus de joie
eu le voyant entrer dans ta tente-
tu vas devenir l’esclave d’un Chip!
pewais : non ! non ! j’aime mieux
mourir ! mon ame volera à sa tente,
elle 1 entendra chanter avec son
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esoo O D E R À H I.
-père, l’hymne des âmes ; elle veil-
lera sans cesse autour d’eux, pour
les avertir des dangers $ elle les
verra pleurer sur ta natte , et leurs
larmes tromperont son ennui, jus-
qu’à ce qu’ils viennent avec elle
dans le pays des âmes !... Mais te
voilà près de moi ! je reviens à la
vie ! »
O D É R A H I.
lôi
Cependant nous retournâmes
sur les bords du Méchassipi , en
marchant avec allégresse : lorsque
nous fûmes ^arrivés à la bourgade,
nous entrâmes dans la tente démon
père que le chagrin avait forcé à
quitter la chasse. 11 était assis sur
sa natte , auprès de son feu qu’il
avait laissé éteindre : sa chaudière
était vide $ il y avait auprès de lui
des viandes cuites et du riz que ses
voisins lui avaient apportés, mais
auxquels il n’avait pas touché : sa
tête était cachée dans ses mains
appuyées sur ses genoux ; le sang
coulait encore de l’une de ses jam-
bes déchirée par un tronc d’arbre.
Je lui dis : c< Bon père , voilà ta
fille ! ^ Il répondit , en levant les
yeux sur elle : « cela est bien ! »
Oderahi dansa autour de lui , puis
elle alluma du feu , prépara les
viandes et courut aux bois chercher
des plantes. Ourahou restait tou-
jours immobile, ne répondant à
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j 03 ODÊRAHI.
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nos paroles que : c< cela est bien ! »
mais il laissait tomber des larmes
de plaisir. Quand l’eau commença
à bouillir dans la chaudière , et que
ma sœur eut panse sa plaie , il se
leva , dansa autour de nous avec
l’agilité d’un jeune homme, en chan-
tant : « mon cœur boit le plaisir;
le feu de ma tente était éteint , ma
chaudière était froide et vide , ma
plaie saignait, je m’endormais dans
le sommeil de la mort , parce que
j’avais perdu mes enfans ; j’avais
dit à mon voisin : ne fais plus
cuire de viande pour moi, je veux
mourir ; tu vois bien que mes enfans
ne sont plus sur ma natte ! Mais les
voilà ; ils ont rallurçé mon feu , ré-
chauffé ma chaudière , pansé ma
plaie ; mon ame boit le plaisir : que
je suis joyeux de vous revoir ! mon
cœur était vide , vous le remplissez ;
mes yeux étaient baignés de larmes ,
vous les essuyez ; le silence de ma
cabane attristait mon ame : je guet-
tais votre retour; vos voix me sont
plus agréables que le chant des oi-
V
0 D É R A H I. îo3
seaux : j’étais immobile, en atten-
dant la mort ; je danse autour de
vous !
Il frotta de graisse d’ours les
membres des jeunes guerriers qui
s’étaient assis sur lanatte etfumaient
dans le calumet, comme s’ils n’a-
vaient pas faim : il leur distribua des
viandes cuites ; quand ils eurent
mangé , ils dansèrent autour d’Odé-
rahi, qui riait aux éclats. Mon père
leur dit : « frères, votre action est
de grande valeur pour moi ! » Ils
sortirent , et nous nous envelop-
pâmes dans nos couvertures pour
dormir.
Quand le soleil pénétra dans nos
tentes , Ourahou sortit , comme un
furieux , armé de son casse-tête , et
le secouant avec force, il poussa le
cri de guerre, en courant entre les
tentes.
^ Ses cris portés par les vents , vo-
lèrent de bourgade en bourgade, et
frappèrent les oreilles des guerriers
des douze tribus : tous, depuis l’âge
de seize ans, jusqu’à celui de soi-
E/4
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304 odèrahl
xante, se rassemblèrent comme des
loups qui veulent attaquer un trou-
peau. Le chef des guerriers , les
vieillards de l’un et l’autre sexe ,
députés par les douze tribus , s’as-
sirent en rond , au milieu de la
grande tente du conseil : les jeunes
Sens étaient debout, en silence,
errière eux , pour apprendre à
discuter les intérêts de la nation.
Mon père passa dans le milieu de
l’assemblée et fit le récit de l’en lè-
vement d’Odérahi, imitant par les
gestes et la voix, ses efforts pour
échapper à ses ravisseurs, ses cris ,
ses soupirs, ce Frères, dit- il avec
l’accent d’un homme dont le sang
est embrasé par la colère, j’ai soif
du sang des Chippewais ! viens ,
ma fille ! « Elle s’approcha de lui.
« Voyez ses mains enflées par les
liens qui les ont serrés , ses yeux
gonflés par les larmes , sa peau
flétrie par les mains des guerriers :
ne la vengerez- vous pas ? Ma main
veut briser leurs crânes , déchirer
leurs chairs, et les dévorer ! n’avez-
vous pas comme moi , la soif de la
R hJ 1
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y
O D É R A H I. 10 5
vengeance ? elle brûle mon cœur !
\ ce Mais je jette de l’eau sur le feu
de ma colère , elle s’éteint y mes
paroles n’étaient pas de valeur : ce
ne sont pas les mains de ma fille
qui sont blessées , ce sont celles dé
vos femmes ; ce n’est pas le père
d Qderahi qui vous parle , ce sont
tous les pères de la nation. Vos
femmes ne sont plus libres , mais
esclaves : elles ne pourront plus aller
dans les bois , sans être enlevées par
les Chippewais ! Les limites du ter-
ritoire de chasse sont renversées £
vous n’avez plus de pays , puisqu’ils
viennent y enlever vos femmes. Ma
fille est de peu. de valeur , mais la
nation entière est offensée. J’ai re-
garde sur l’écorce qui parle ; les
corps de vingt guerriers sont éten-
dus sur la terre, ils n’ont pas été
ensevelis y ne les entendez-vous pas
crier : vengez-nous ! couvrez nos
cadavres ! nos bouches ont soif du
sang des Chippewais qui nous ont
outragés.
, ” to* • Grand* chef des guerriers?
n entends-tu pas la yoix des chefs 9
E 5
ni
mm
m
106 O D É R A H I.
-
et celle de ton père, tués dans les
çomhats ? Otoronto , vieux chef des
Assénipoëls , le corps de ton fils est
encore étendu sur la terre , depuis
Soixante lunes 5 son ame voltige
autour de toi, et crie : vengeance !
y> Allons , guerriers , levez-vous !
vos bras sont encore vigoureux ,
comme ceux des jeunes gens ; vene&
avec moi laver les mains de vos
femmes dans le sang des Chippe-
wais ! apportez à chacune un crâne
pour leur servir de tasse ; le bouillon
qu’elles boiront dedans leur paraîtra
meilleur ! vous, jeunesgens, vengez
votre nation , vengez les femmes
Outragées ! qu’elles puissent vous
regarder comme des hommes de
valeur ! partons pour chasser les
Chippewais qui osent envahir notre
territoire ! et que deviendrons-nous
s’ils se multiplient trop? nous serons
réduits à nous entre-dévorer faute
de vivres ! que les corps de nos
ennemis étendus sur la terre , tra-
cent les limites de notre pays, qu ils
apprennent à leurs enlans à ne
jamais les franchir ! ».
O D É R À II I. 1 07
Il dit : sa bouche était écumante,
son corps couvert de sueur , et ses
membres tremblans , agités par la
colère.
Tous les guerriers transportés de
rage, poussaient le cri de guerre ,
en brandissant leurs casse-têtes > lors-
qu’Otoronto dit à mon père :
« Frère , tu aurais dû te taire , car
tu as mal parlé : la colère fait bouil-
lonner ton sang dans tes veines f
comme l’eau dans la chaudière t
prends garde qu’il ne s’extravase !
ce serait grand dommage qu’un
vieux chef tombât sur sa natte ,
tué par la colère : ce serait grand
dommage que les jeunes gens qui
1 entendent fussent témoins de cette
mort.
» Tes yeux gonflés par la colère,
ne voient que du sang 5 tu voudrais
contempler des monceaux de corps
entasses les uns sur les autres : tes
narines aiment l’odeur d’un cada-
vre j tu as faim de la chair d’homme !
ne vois-tu pas que l’arbre de la paix
étend ses branches sur les deux
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itnçsmue
io8 ODÉRAHI.
nations ! pourquoi vouloir le ren-
verser ? de jeunes Chippewais ont
enlevé ta fille , tu pleures sur sa
natte , cela est bien ; mais nos jeunes
gens ne vont- ils pas enlever des
femmes des Chippewais ? les vieil-
lards de cette nation bouchent les
plaies de leurs parens ; ils jettent des
cendres sur le feu de la vengeance ;
ils font asseoir sur leurs nattes des
prisonniers des autres nations ; ils
entourent l’arbre de la paix , et le
soutiennent , pour plaii e au Grand-
père des hommes qui n’aime pas à
voir ses enfans s’entre-dévorer ;
imites-les !
35 Tu veux renverser cet arbre de
la paix ; il est cependant bien vieux ,
il a des racines bien profondes ! le
soleil tournera long - temps avant
que le nouveau, qu’il faudra plan-
ter , soit aussi fort : le moindre vent
le brisera; les nations seront tou-
jours en guerre; les bourgades seront
toujours occupées à pleurer un pa-
rent : il n’y aura plus de danse ni
de festins; les jeunes filles n’oseront
plus se marier ; les mères seront
O DÉ R A HI. 109
dans la crainte qu’on ne leur enlève
leurs enfans.
» Quand j’étais jeune , j’étais
comme un jeune faon qui poursuit
étourdiment tous les animaux $ la
guerre était de valeur pour moi :
mais à présent, le temps a mûri ma
tête $ je la vois comme un fléau
pour ma nation : je vois toutes les
eaux couvertes des pirogues des
Hommes- barbus $ ils viennent
comme des chevreaux qui bêlent
pour avoir un peu d’herbe , et se
changent en loups qui dévorent les
enfans : les Iroquois ne peuvent les
arrêter : leur souffle empoisonne
l’air , et des nations entières qui
l’ont respiré, ont disparu des forêts,
rongées par des maladies affreuses :
comment les Hommes rouges pour-
ront-ils leur résister, s’ils se massa-
cren t les uns les autres ? Vas plutôt ,
ô mon frère Ourahou , porter des
paroles de paix chez toutes les na-
tions ! rassembles tous les guerriers,
pour empêcher que les Hommes-
barbus n’envahissent notre pays :
car bientôt nous n’aurons plus de
n*m iffli 'tmïiÊttagÊÊBÈ*m*^m
J 10 O DÉ R AH I.
m I
chasse , bientôt nous n’aurons plus
de terre pour couvrir les cadavres
de nos pères ! C’est le bon génie
de ma nation qui a parlé par ma
bouche.
— Frère , répondit Ourahou , tes
paroles tombent sur la terre , tu
parles comme un vieux guerrier ,
qui , assis sur sa natte , entouré de
chevelures, raconte ses belles ac-
tions à ses enfans , et chérit la paix
parce qu’il ne peut plus faire la
guerre.
» Tu vois les Hommes - barbus
arrivans dans des pirogues , pour
envahir notre territoire j comment
leur résisterons -nous , si nous ne
nous exerçons pas aux combats ?
J’ai soif du sang des Chippewais ,
parce qu’ils sont les ennemis de ma
nation , mais je pleurs sur le corps
d’un Nadouëssis tué à la guerre.
yy Allons, jeunes guerriers, levez
le casse - tête ! venez couper les
mains qui ont flétri la peau de ma
fille , briser le crâne des guerriers
qui l’ont enlevée !
— Frère Ourahou , tu parles
O DÉ R A HI. m
comme un Huron que tu es, et non
comme un Nadouëssis ; tu n’aimes
pas ma nation, tu lui préfères ta
fille Odérahi, tu renverses le vieil
arbre de la paix qui ombrageait
notre beau pays : les larmes que tu
vas faire verser tariront -elles les
tiennes ? est-ce ainsi que tu récom-
penses ma nation d’a voir donné asile
à tes frères et à toi? Avant que vous
fussiez parmi nous , tous les peuples
enfans du grand fleuve, chassaient 5
pêchaient , parcouraient les forêts à
l’ombre de l’arbre de la paix : jamais
nos montagnes n’avaient répété le
cri de guerre; jamais l’on n’avait
vu s’élever du milieu des forêts de
sassafras , la fumée d’un bûcher de
mort ; jamais l’air embaumé par les
fleurs de la prairie n’avait été cor-
rompu par l’odeur d’un cadavre
brûlé ; jamais ces fleurs n’avaient
été teintes de sang. Nous vivions
dans l’abondance : nous ne con-
naissions pas les eaux de feu : le
soufle des Hommes barbus vous a
pestiférés, et vous nous avez com-
munique votre mal. Vos larges es-
i
JEU
ïi2 O D É R A H I.
toraacs engloutissent une prodi-
gieuse quantité de viandes ; vous
avez fait naître dans nos cœurs la
soif du sang, et nous avez donné
une maladie qui nous enlève comme
le vent enlève les feuilles : le Grand-
être n’ose plus arrêter ses regards
sur nous , dans la crainte de voir
un de ses enfans attaché au poteau.
^L’ancienne parole nous dit que
le Grand être fera périr tous les
Hommes-rouges, parce qu’ils man-
gent ses enfans ; les Homrnes-barbus
viennent exécuter ses ordres : leurs
bouches de feu renversent les pa-
lissades ; leur souffle empoisonné
fait mourir des nations entières qui
périssent sur leurs nattes sans avoir
reçu de coups : déjà quelques-uns
ont remonté le grand fleuve ; la
nation puissante des Illinois a dis-
paru, et bientôt les voyageurs qui
traverseront nos bois , se diront :
où sont donc les tentes des Na-
douëssis ? Cette nation a disparu
comme les moucherons qui tom-
bent le soir sur le lac, lorsque les
rayons du soleil ne les soutiennent
h
»
ODERAHI. n3
plus. Nos âmes errantes dans nos
prairies , répondront aux voyageurs:
les Nadouëssis ont bu le sang des
hommes, le Grand-être a retiré sa
main de dessus eux , et les Hommes-
barbns les ont détruits.
Vas! pars pour la guerre ! Puisse
le bras du Grand-être ne pas s’appe-
santir sur toi , et frapper tes enfans
dans tes bras ! puissent nos jeunes
femmes n’être pas réduites , un
jour , à dire aux corps de leurs
parens : levez- vous, et venez nous
défendre contre les Hommes barbus
qui envahissent notre pays,
w Otoronto ni les guerriers de la
tribu des Assénipoëls ne te suivront
pas à la guerre ; j’ai parlé. *>
Otoronto sortit delà tente du con-
seil , suivi de tous les guerriers de
sa tribu 5 tous les autres levèrent le
casse-tête , et poussèrent le cri de
guerre.
O D É R A H I.
114
«
Mon père Ourahou , nommé
pour conduire les guerriers, se bar-
bouilla de noir , s’enferma dans une
tente pour invoquer le Grand être ,
et détourner la colère des mauvais
esprits : des jeunes gens allèrent
pousser le cri de guerre chez les
alliés, et revinrent avec mille guer-
riers. Leurs cris frappaient les
montagnes ; Ourahou sortit alors
de sa retraite , rendit compte des
rêves qu’il avait faits , et d’après
eux, on régla les opérations de la
guerre.
Tous s’habillant en guerriers , se
barbouillèrent la moitié du visage
de noir , l’autre de rouge , et de
blanc le tour des yeux. Leurs figures
étaient plus effrayantes que celle
de Tours en colère : ils avaient at-
taché des chevelures, et de grands
panaches de plumes rouges dans
leurs cheveux ; ils ressemblaient
ainsi plutôt à des démons qu’à des
hommes. Quand ils furent arrivés*
dansla place, ils formèrent un cercle
O D É 11 À H I. Il 5
autour d’un poteau , Ourahou se
plaça dans Je milieu, et chanta ses
exploits d’une voix terrible , frap-
pant le poteau , et faisant les gestes
d’un guerrier qui se bat avec fureur.
Tous se mêlèrent ensuite pour figu-
rer un combat : ils faisaient des
contorsions affreuses ; feignant de
se briser le crâne , et se portant
des coups de casse-tête qu’ils arrê-
taient au moment même où il allait
les frapper.
Après ces préparatifs, nous par-
tîmes pour la guerre , et marchâmes
sans ordres , écartés les uns des
autres , nous amusant à chasser jus-
qu’à ce que nous fussions arrivés à
l’extrême frontière : alors tous se
rassemblèrent, et nous marchâmes
en renards , pour surprendre et
brûler les villages. Nous dormions
pendant le jour, dans le plus épais
des bois , sous la garde des senti-
nelles que j’avais soin de placer au-
tour du camp. La nuit , nous mar-
chions à la lueur des vers luisans
que nous portions dans nos mains
en avançant sur quatre files , et
X
JiS OBÉRA HI.
mettant tous le pied dans la même
trace, pour que l'on ne connût pas
notre nombre. Nous aperçûmes en-
fin la fumée du village ennemi ;
tous les guerriers coururent sur
leurs genoux, jusqu’à l’entrée des
cabanes qu’ils attaquèrent en loups
affamés ; ils y mirent le feu , et
massacrèrent ceux qu’ils trouvèrent
ei^dormis. Plusieurs Chippevpais se
défendirent comme des ours surpris
par des chiens , mais leur bravoure
ne put empêcher que la bourgade
ne fut devorée par les flammes.
L’aspect des tourbillons de feu qui
engloutissaient les cabanes , les
hurlemens des vainqueurs , les cris
des femmes", des enfans, des vieil-
lards massacrés dans leur fuite me
faisaient tressaillir d’horreur. Le
soleil en se levant éclaira les arbres
couverts de fleurs qui ombrageait
les cabanes à demi brûlées , et les ’
cadavres étendus sur la terre : le
bois retentit du chant des oiseaux
qui descendaient des montagnes ,
pour manger, selon leur coutume,
du mais à la porte des Indiens ; la
O DÉ R AH I. n7
fumée des cabanes incendiées , les
cris de désespoir des jeunes femmes
et des enfans réduits en esclavage ,
les effarouchèrent ; ils s’envolèrent
en poussant des cris plaintifs^ à tra-
vers lesquels on croyait entendre la
nature reprochant à ses enfans de
troubler , par leur barbarie , la paix
de ces délicieuses contrées.
Les Chippewais , avertis par les
fuyards , se rassemblèrent comme
des buffles attaqués par des loups
affamés ; les hurlemens qu’ils pous- '
saient au loin frappaient les mon-
tagnes. J’allai à leur rencontre avec
les jeunes gens auxquels j'avais ap-
pris à marcher en masse , comme
les Européens : nous étions au mi-
lieu d’une belle prairie émaillée de
fleurs ; ils sortirent du bois qui la
bordait, comme un essaim de mous-
tiques qui vont attaquer un bœuf.
Nous fîmes y de très-près, des dél
charges régulières qui les firent
tomber comme des roseaux dévorés
par les flammes : les cadavres s’a-
moncelaient autour de nous , et les
braves Chippewais montaient par
I
n8 ODÉRAHI.
#
dessus pour nous assaillir. Les autres
guerriers se battirent corps à corps,
comme des loups qui se disputent
une louve. Ils se perçaient à coups
de dagues, se brisaient le crâne avec
leurs tomahaw , et s’entre - déchi-
raient avec leurs dents : tous fai-
saient des contorsions affreuses ;
tantôt hurlant comme des ours ,
tantôt gardant un morne silence ,
qui n’était interrompu que par le
sifflement des flèches, les coups de?
casse-tête et le piétinement de ceux
qui , désarmés , luttaient pour se
renverser. Pendant ce temps , de
nombreux troupeaux de buffles
paissaient tranquillement de l’autre
côté de la rivière ; des bandes de
cignes passaient sur nos têtes $ et
tous ces animaux réunis en frères ,
semblaient reprocher aux hommes
de ne pouvoir vivre paisibles dans
ces heureux climats.
Les Chippewais vaincus prirentla
fuite, comme des bandes d’alouettes
chassées par un épervier : nous les
poursuivîmes jusqu’à un fort palis-
sade dans lequel ils se retranchèrent.
ODÉRAHJ. 119
II était placé sur un terrain très-
élevé, entouré d’une rivière rapide
qui coulait entre deux rangs de
rochers taillés à pic $ on ne pouvait
y. parvenir que par une langue de
terre très- étroite : nous aurions pu
les y faire mourir de faim $ mais les
guerriers qui avaient soif de sang ,
ne purent supporter les longueurs
d’un blocus. Trois rangées d’arbres
étaient enfoncées dans la terre, les
uns debout, les autres en travers f
et garnis de branches entrelacées ;
d’autres plus fortes appuyées , d’un
bout sur les palissades , et de l’autre
sur des pieux, soutenant dans l’in-
térieur une galerie sur laquelle ils
montaient à l’aide de pieux entail-
lés , pour lancer des flèches.
Nos guerriers prirent des paquets
de branches d’arbres résineux , et
s’approchant des palissades , à l’abri
de larges boucliers d’osier recou-
verts de cuirs mouillés , ils y pla-
cèrent des fascines embrasées , et
s’efforcèrent d’arracher les pieux.
On faisait pleuvoir sur eux de l’eau
bouillante et de la résine enflammée.
Î20 ODÉRAHL
qui les couvrant tout entiers , les
changeaient enx hommes de feu : ils
jetaient aussi des grosses pierres
pour les écraser , des cendres et du
sable pour éteindre l’incendie. Les
plus braves sortaient du fort , par
les ouvertures faites en biais avec
deux pieux plantés obliquement ,
près Tun de l’autre , de cette ma-
nière : Il $ en sorte que l’on ne pou-
vait passer qu’un à un, et en s’ap-
puyant sur le ventre. Ils venaient
combattre corps à corps, pour em-
pêcher nos guerriers de lancer des
flèches garnies d’étoupe embrasée ÿ
ils arrachaient sous nos yeux la che-
velure de nos morts, et rentrant
dans les palissades , ils poussaient
des cris de joie , et les plantaient
sur les pieux pour nous insulter.
D’autres, déterminés à mourir en
braves , se précipitaient au milieu
de nous, comme un ours affamé ,
au milieu des buffles : ils tombaient
percés de coups, nous mordant les
jambes jusqu’à ce qu’on leur eût
entièrement dté la vie. Cependant,
l’astre du jour et celui de la nuit •
avaient
O D É R A H I. i2i
avaient éclairé deux fois ces atroces
combats; mes frères, ennuyés de
cette résistance , se préparaient à
la retraite ; Ourahou leur dit :
ce Guerriers , ne laissez pas tomber
mes paroles sur ia terre , car elles
sont de valeur. Etes- vous comme
les loups, qui ne connaissent pas
d épousé ni d’en tan s , et fuient au
moindre danger , sans songer à les
defendre; ou connue les castors,
qui se battent avec courage , pour
protéger leurs familles ? n’entendez-
vous pas la voix de vos femmes qui
vous crient : courage ! courage î
guerriers ! renversez le fort des
Chip pesais ; brûlez leurs tentes et
leurs magasins, ils demanderont la
paix ; nous resterons tranquilles
dans nos cabanes ; car la nation
puissante des Nadouéssis sera res**
pectée. N’entendez- vous pas les
âmes de vos parens tués dans les
combats r ils vous regardent; ils ont
honte de vos projets; ils disent:
« Nous nous sommes trompés ce
ne sont pas là nos enfans ; ces gens
ne se battent pas pour la liberté de
mm
122 ODER A H I.
leur pays ! 35 Je vois les alliés des
Chippewais qui vous poursuivent ,
comme les poules poursuivent les
chiens qui prennent la fuite 5 je vois
la route que vous allez prendre ,
jonchée de cadavres jusqu’au grand
fleuve ; et quand vous serez sur ses
rives, fuirez- vous, ou p'résenterez-
vous vos faces guerrières? laisserez-
vous les ennemis piller nos bour-
gades et nos magasins ? Il faudra
vous précipiter dans le fleuve ou les
combattre ! profitez à présent de
votre avantage , si vous ne voulez
pas que les voyageurs disent un
jour, en passant dans nos prairies :
cc c’est ici qu’était la nation des
Nadouëssis que les lâches Chippe-
wais ont détruite. » Quelle honte !
pour moi , je ne quitterai pas le fort
qu’il ne soit biûié, ou que je ne
sois tué ! vous direz à ma fille : — •
Ton père est mort en brave. — Elle
vous répondra : — - cela est bien ; et
pourquoi n’avez-vous pas suivi son
exemple ? » —
Ses paroles enflammèrent leur
courage 5 ils étaient animés comme
■
■
1
ODERAHI. 123
s’ils avaient bu des eaux de feu. Ils
portèrent aux pieds du fort une si
grande quantité de fascines, que.
les palissades tombèrent sous le
poids des guerriers qui cherchaient
a les éteindre. Les Nadouessis mon-
tèrent sur la brèche, en poussant
des hurle ni en s , et se précipitèrent
au milieu du fort. Les ennemis nous
reçurent avec fureur : les guerriers
tombaient coinnte des orignaux
pris dans un défilé. Nous surprîmes
par derrière ceux qui défendaient
la brèche , et là commença un com-
bat plus terrible: les uns", armés de
tisons embrasés , frappaient de tous
cotes : des femmes se lançaient au
milieu de nous pour nous mordre
et jetaient des torches de feu , afin
de nous rompre , ruais les guerriers
marchaient dessus sans se déranger.
La victoire fut long temps incer-
taine j tous se battaient pour la
liberté : enfin , les assiégés moins
nombreux tombèrent sous le casse-
tête : les vainqueurs se répandirent
dans les tentes ; les femmes , les ™
ian-s , Jes vieillards assis sur leurs
Fa
124 O D E R A H I.
nattes , chantaient la chanson de
mort d’un ton lugubre, sans | ai aitre
effrayés du massacre de leurs frères,
préférant le trépas à 1 esclave. Ils
furent égorgés ; on ne laissa la vie
qu’aux jeunes gens et aux jeunes
fiUes , que l’on emmena en capti-
vité. Nous quittâmes aussitôt le fort,
n’emportant que les chevelures.
Chaque capitaine emmena ses pri-
sonniers , et lorsque l’on aperçut les
montagnes qui. bordent l’autre côté
du fleuve , un député courut aux
bourgades pour annoncer la vic-
toire. Quelque temps après , tous
ceux qui étaient restés vinrent au-
devant de nous , poussant des cris
plaintifs en pleurant sur les morts
et les blessés. Les yeux perçans
a’Odérahi me reconnurent dans la
foule , comme une mère reconnaît
3on fils parmi tons les en fan s. ce Te
voilà de retour, dit- elle , mon cœur
tressaille de joie ? Mes freres lui
dirent : ce Odérahi , c’est ton ami
qui nous a donné la victoire ; il a
renversé les ennemis , comme les
herbes qui tombent sous la faulx, »
il
.
^
'/
O DERA III. 125
Odéralii sautait d’allégresse autour
de moi.
Je restai avec elle , auprès de nos
prisonniers, pour empêcher qu’on
ne les tourmentât. Le conseil en lit
asseoir beaucoup sur les nattes de
ceux qui avaient perdu leurs enf ans
dans les combats , afin que la nation
ne diminuât pas. Ceux qui entrè-
rent dans les tentes des Sioux furent
reçus comme des frères ; mais ceux
qui tombèrent entre les mains des
farouches Hurons furent engraissés,
pour être attachés au poteau de
mort , et brûlés en l’honneur des
chefs tués dans les combats , ou
pour sécher les larmes de ceux qui
avaient perdu leurs parons.
12Ô
\
G D É R A H I.
Parmi nos prisonniers, était une
jeune femme , qui avait à peine
atteint Page auquel on peut être
mère : elle était belle comme Ode-
rahi ; sa figure était douce comme
celle de la colombe, sa taille légère
comme celle d’un jeune faon : sa
tête timide penchait vers la terré ,
comme une Heur qui com be sa tige ;
elle chantait la chanson de mort
d’une voix si douce et si plaintive ,
qu’elle toucha mon cœur : je lui
offris des fruits , elle détourna la
têîe^comme une femme qui a perdu
son ami et désire la mort. Odérahi ,
tout occupée de moi, ne l’avait pas
encore vue ; je la conduisis à l’arbre
auquel elle était attachée , et lui dis
que je voulais l’adopter. Odérahi ,
confuse à son aspect, me dit, en
soupirant : « elle est belle , elle va
remplacer Eugénie dans ton cœur :
tu m’appelles ta bonne mère , tu
rappelleras ton épouse : retirons-
nous ) sa vue nie lait souffrir ! » Ses
yeux se remplirent de larmes , elle
O D É R A II I.
les cacha avec l’une de ses mains,
et appuyant l'autre sur mon épaule,
elle m'entraîna d’un autre côté , et
me dit : « Ontéréé ,tnon cœur avait
bn le plaisir, en te voyant revenir
victorieux ; à présent qu’il a aperru
cette jeune femme , il est triste jus-
qu’à la mort. >5 Elle garda le silence,
puis ajouta : ce J’ai mal parlé; laisses
tomber mes paroles sur la terre :
je vais la détacher du poteau , et la
faire asseoir sur ta natte : la femme
qui aime , doit tout faire pour le
bonheur de son ami; je l’aimerai
comme ma sœur. 35 Nous allâmes
la délivrer , et la ramenions au
village, lorsque nous rencontrâmes
Gurahou à la tête d’une troupe de
Hurons qui l’arrachèrent de nos
mains, et la lièrent avec tant de
force , que ses membres enflèrent
aussitôt : ils la barbouillèrent de
blanc et de rouge , se disposant à
venger sur elle l’injure faite à üdé-
rahi.
cc Père, dis-je à Oorahou, cette
jeune femme est ta fille ! nous allions
F 4
; ». t ,
î ODER A H I.
la conduire sur ta natte; pourquoi
rarraches-tu de nos bras ?
— Tais toi ÿ tu parles mal ! ma
fille a été outragée » il faut que je
lave son injure dans le sang de cette
femme ! » Odérahi tenait les mains
de son père ; je voulais arracher
la jeune Chippewaise de celles des
Hurons , elle s’écria d’une voix
forte : « Crois- tu<jue j’aie peur de
ces vils esclaves chassés de leur pays
par les Iroquois? non ! Ils tueront
mon corps, mais mon ame partira
sur le- champ pour notre pays , ma
voix rassemblera tous les guerriers ,
ils viendront exterminer ces lâches
qui tourmentent une femme. y>
Ce discours irritant les guerriers ,
ils l’entraînèrent au poteau.
« Frères , m’écriai-je d’une voix
forte , mon sang bout dans mes
veines ; vous me faites un affront !
vous déchirez mon cœur ! vous ar-
rachez de mes bras la fille que j’a-
vais adoptée ! je ne connais plus de
frères ! je défendrai ma sœur ! mon
aine partira avant la sienne pour le
ODER A III. 129
pays d es âmes ! et toi , mon père ,
ta bouche a-t elle soif du sang de
ta fille ? ne vois* tu pas qu’Odérahi
tient la main de sa sœur ; que mon
corps couvre le sien; que tes coups
nous frapperont avant de l’attein-
dre ? as-tu bu des eaux de feu ? crois-
tu que je veuille rentrer dans ta tente
après sa mort? je craindrai, qu'ayant
soif du sang de tes enfans , tu ne
viennes, pendant la nuit, sucer le
mien 1 33
Otoronto , le vieux chef de la
tribu des Assénipcëls , passait de ce
cote ; il entendit mes paroles , et dit
aux Sioux qui étaient autour de
nous :
<e Frères des douze tribus, écoutez
nies paroles ! avant que vous eussiez
fait asseoir les Hurons sur vos nat-
tes , vous n aviez pas soif de sang :
vous viviez paisibles dans vos prai-
ries , transportant vos tentes çà et là
sans avoir de guerre avec vos voi-
sins : vous etiez libres , comme les
oiseaux qui* parcourent tous les
pays ; vous suiviez les mœurs de
vos peres ; a prescrit que les Murons
F 5
m
fÂ
' ‘ • Il
», IK'j- V.
'f.
; -i ' . • ifl-
■yA*.' !|V
!•*.». lï 1
N.
Q , »
i3o ODER A H I.
sont assi§ sur vos nattes, vous n’êtes
plu^ libres; vous suivez les usages
de ces hôtes; vous aimez à sentir
dans vos estomacs , les chah s palpi-
tantes des prisonniers : les cris des
femmes , des enfans égorges char-
ment vos oreilles ; la vue d’une
jeune fille attachée au poteau de
mort , celle des cadavres plaît à vos
yeux; vous n’êtes plus ces hommes
doux et hospitaliers , que toutes les
nations de l’Ouest appelaient les
Amis des voyageurs : aussi ne les
voit- on plus affluer parmi nous;
aussi les âmes de nos parens ne
viennent elles plus dans nos bour-
gades ; elles craignent d’entendre
les cris de mort. Je le demande aux
Hurons : devons-nous suivre leurs '
usages , ou doivent -ils suivre les
nôtres ? faut-il que, parce que nous
n’aimons pas à marcher sur la terre
teinte de sang, nous soyons obligés
de dire adieu aux os de nos pères %
de nous réfugier dans un autre pays
pour y vivre libres? n’est- ce pas
plutôt aux Hurons à prendre nos
usages ou à se retirer dans les dé-
O D E R A H I. i3i
serts ? faut- il que nous renoncions
à la protection du Grand-père des
hommes ; car il ne pardonne jamais
à ceux qui tuent ses enfans injus-
tement, tôt ou tard les flèches de
sa vengeance les atteignent , les
mauvais génies s’emparent de leurs
âmes, les effrayent, les tourmen-
tent, les font tressaillir, comme un
enfant, à l’aspect d’un serpent. Les
cris de mort retentissent dans leurs
.cœurs ; ils ne trouvent plus de nattes
sur lesquelles ils puissent reposer en
paix; le sang coule autour d’eux ;
les fantômes de leurs victimes les
poursuivent ; des soupirs doulou-
1 /«il * >
< reux les réveillent ; ils respirent
l’odeur infecte des cadavres; leurs
âmes pèsent sur leurs aines ; lç
serpent du remords ronge leurs
cœurs ; ils détestent la vie et re-
doutent la mort qui les livrera aux
mauvais esprits. J ai parlé : puissent
mes paroles prendre racine dans
vos cœurs, et faire refleurir l’arbre
de !a paix que vous avez renversé ! »
Les Huions , frappes par ces pa-
roles , comme un orignal parles
F 6
tŒ&sSF ' 1. .
1 .. ■
- ' ... ,
" < r *• . :
nu—
O
102,
ODÉRAHI.
cris du caribou, disparurent hon-
teux, clans la foule, et j’allais dé-
tacher la jeune captive ; mais elle
me repoussa, en me disant :
cc Crois-tu que je ne sache pas
mourir ; tu me détaches du poteau ,
c’est pour faire de moi , ta femme
ou ton esclave : je ne puis être ta
femme , j’ai donné mon cœur à un
jeune guerrier qui viendra me ven-
ger ; je ne veux pas être ton esclave !
j’aime mieux mourir ! Tu ne peux
me tuer qu’une fois ; et vivre dans
l’esclavage , c’est mourir chaque
jour ! laisses moi donc apprendre à
ces vils Murons comment on meurt
pour la liberté ! *>
Ses paroles ranimèrent la rage
des: bourreaux , comme le vent
ranime des feux assoupis ; ils se
précipitaient sur elle , lorsque l’on
entendit , du côté de la monta-
gne , les chants de paix remplir
les airs de leurs doux accens. Elle
apaisa leur fureur , comme le
son de la flûte apaise les buffles
irrités : ils détachèrent la jeune
femme } elle vola vers la colline ,
Mlïi
‘ V
O DÉ R AH I. I33
au-devant d’une troupe de guerriers
sans armes, qui , ornes de leurs plus
beaux habits, descendaient la mon-
tagne : à leur tête était un vieillard
portant le calumet de paix dont la
vue eteint la soif du sang. Cette
troupe traversait la prairie , comme
des daims qui ne craignent pas d’être
troublés par des chasseurs : le chef
tenait élevée la pipe de paix dont
le foyer était de marbre rouge , et
le manche d’un bois léger, sculpté
et peint de divers couleurs ; on y
avait attaché un superbe éventail
ae plumes brillantes , qui annonçait
que les députés étaient des guerriers
Ottigamies , qui se plaçaient entre
les Chippe'wais et les Nadouëssioux
pour empêcher leurs frères de se
battre»
Nous nous assîmes en cercle au-
tour deux ; ils nous présentèrent la
pipe de paix $ Ourahou la remplit
de tabac , prit avec ses doigts une
braise dans le feu de mort , tira
quelques gorgées de fumée et donna
la pipe aux députés qui , après s’en
etre servis , la firent passer aux
HÊU
*3 4 O D É R A H I.
spectateurs dont le dernier la leur
rendit. Iis demandèrent à être con-
duits à la tente du grand chef des
guerriers : on les accompagna jus~
qu’à la bourgade ; ils y allèrent en
répétant la chanson de paix. Le
grand chef les fît asseoir sur sa natte,
prit le calumet , réleva vers le ciel
en invoquant le Grand - être , le
baissa vers la terre , pour se rendre
favorables les esprits qui l’habitent,
le tourna vers les quatre points du
ciel pour écarter les mauvais génies}
puis le remit au député qui aspira la
fumée , et la poussa en l’air , par
trois fois,, pour honorer le Grand-
père des hommes. Les autres dé-
putés et les guerriers l imitèrent , le
tenant légèrement , comme s’ils
craignaient de flétrir ce gage pré-
cieux de la paix.
Après cette cérémonie , l’orateur
se plaça au milieu du cercle f et dit :
cc Un chasseur de notre nation
entendit en parcourant les bois , le
si (lement des flèches , les coups de
casse tête } il se glissa d’arbres en
arbres et vit ses freres qui se bat-
O D É R A H I. i35
« .
talent: il accourut à perte d’haleine,
traversa les lacs , les forêts , sans se
détourner, entra tout essoufflé dans
nos tentes , et sans vouloir fumer
ni manger ; frères , s’écria t il , les
Nadouessis et les Chippewais se
déchirent comme des insensés ;
cueillez des branches de Wâm pu m
( symbole de la paiæ ) prenez le
calumet et courez vous jeter au
milieu de vos frères ! » 11 dit ,
et tomba mort de fatigue. Nous ne
nous sommes pas arrêtés à pleurer
sur lui ; nous avons laissé nos viandes
à moitié cuites dans la chaudière ;
nous avons pris la pipe de paix , et
sommes accourus ; mais hélas ! nous
sommes arrivés trop tard, et trou-
vant la terre teinte de sang , les
arbres brûlés , nous nous sommes
dit : « nos frères se sont battus ! »
des pleurs ont coulé de nos yeux !
Quels hommes êtes-vous donc, pour
renverser ainsi le vieux arbre de la
paix qui ombrage le pays de l’ouest ?
comment arrêterez- vous les Hom-
mes-barbus qui se répandent dans
les bois, comme le feu qui dévore
i3 6 0 D É R A H I.
les herbes de la prairie ? Réunissez-
vous plutôt contre eux ! serrez-vous
comme des buffles attaqués par les
loups : si vous êtes unis , ils ne pour-
ront vous vaincre ! Croyez aux pa-
roles de vos frères les Ottigamies !
ils ont dans leurs tentes beaucoup
de chevelures de ces Hommes bar-
bus qui ne sont forts que parce qu’ils
forment un corps qui a mille pieds,
mille bras qui se remuent à la fois ;
car vos flèches portent aussi loin des
coups plus assurés que leurs bou-
ches à feu ; vous êtes plus braves
qu’eux , mais vous vous battez sans
cesse : ils fomentent le feu de la
discorde, enivrent les jeunes gens
pour leur faire rompre la paix, sé-
duisent les jeunes filles, pour sur-
prendre les secrets du conseil : et
vous ne favorisez que trop les pro-
jets de destruction des Hommes-
rouges, par vos dissensions conti-
nuelles. Allons , mes frères .donnez-
vous la ruain ! que ces fourrures
couvrent les morts , que ces colliers
ferment les plaies des blessés ! cette
pipe de paix renferme mes paroles :
*■>
1^7
O 13 E R A H I.
elles sont confuses comme celles
d’un homme troublé par un voyage
précipité , mais mes sentitnens sont
purs ; je vous ai parlé comme -à
des frères que je porte dans mon
cœur ! r>
Les députés offrirent des présens,
Otoronto dit :
cc Mon frère l’Ottigamies , tes
paroles sont de très grande valeur $
jamais elles ne sortiront de nos
cœurs ; c’est le Grand-père des hom-
mes qui te les a dictées : nous avions
bu des eaux de feu , et nous nous
battions comme des insensés ; tes
paroles nous ont séparés, comme
celles d’un père séparent des enfans
qui se battent sur sa natte : je te
remercie d’avoir rétabli le chemin
qui était rompu entre le Chippewais
et nous ; ma nation n’a pas de pré-
sens assez riches , pour être une
digne recompense de si grands ser-
vices 5 mais attache ceux-ci à l’arbre
de la paix, afin que l’on sache que
c’est toi qui l’a relevé. »
Puis il jeta dans le feu, qui brû-
lait au milieu de 1 assemblée , un
. P .
MM
K
m
i
ODÉRAHI.
casse-tête , un arc , des flèches , une
dague j il présenta aux députés des
colliers de paix, pour la rappeler à
leurs enfans. Quand rassemblée fut
finie , on donna un festin aux dé-
putes qui partirent accompagnés de
quelques chefs pour aller relever
l'arbre de la paix. '
O D È il A a I.
Lorsque les affaires de la nation
furent terminées, je rentrai dans la
tente de mon père : Qdérahi vint*
danser autour de moi , en élevant
ses mains au-dessus de sa tête , et
les frappant avec beaucoup de force ;
puis elle s’asseya et me dit : « que je
suis joyeuse de te revoir ! je suis
comme -une colombe qui voit re-
venir au nid son époux long-temps
poursuivi par les chasseurs. Viens ,
père Ourabou, célébrer tes exploits
,et les siens ! « Mon père et sa jeune
fille chantèrent la victoire que nous
venions de remporter.
Le soleil embrasant l’air, nous
levâmes nos tentes , et quittâmes la
prairie pour aller les dresser dans
les bois , sur les bords de la rivière,
à l’ombre des platanes , dont les
tiges entrelacées de lianes forment
des voûtes épaisses de verdure. J’ai-
mais à errer dans ces forêts ; ma vie
passée se présentait à mon esprit :
j’allais m’asseoir sur le bord des
eaux > mes idées suivaient leur cours
££
JW*
i4o ODERAHI.
jusqu’à la mer , et de-là volaient
vers toi, mon Eugénie ! Odérahi ,
qui avait toujours soif de me voir,
venait me rejoindre ; je lui commu-
niquais mes pensées : ses réflexions
naïves plaisaient à mon esprit , ses
témoignages d’amitié charmaient
mon cœur : je lui parlais du Grand-
être , et des preuves de son amour
pour les hommes empreintes sur les
feuilles des arbres, et sur tous les
objets qu’il a créés pour leur plaisir,
leur utiiité. Nous écoutions le chant
des u oqueurs ( 1 ) qui répétaient
tous les sons qu’ils avaient entendus
et les chants qu’Odérahi avait en-
tonnés la veille.
Nous nous trouvâmes un jour en
face d’une île charmante qui parais-
sait peuplée d’oiseaux , et pleine
d’arbres fruitiers. Odérahi se mit à
la nage, pour y aller , m’invitant à
la suivre. D'un côté, la grève d’un
sable blanc était bordée d’une cein-
ture de fleurs qui terminait la prai-
0) Espèce de rossignols gros comme un
merle, fauves , à deux nlumules rouges sur
le croupion.
O D É R A H I. ufi
rie ; de l'autre, des érables qui sou-
tenaient au-dessus des eaux, des
massifs de lianes, s’étendaient jus-
qu’à la montagne , laissant à une
foule d’arbres et d’arbustes, la li-
berté de croître autour d’eux.
cc Que ce pays plaît à mes yeux,
dit Odérahi $ que de paroles il dit
à mon cœur ! j'y vois mon enfance
... |
• >
et ma première jeunesse ! je jouis
de ma vie passée , de rna vie pré-
sente y mon aine tressaille de joie ;
je suis heureuse comme si j’étais
dans le pays des âmes ! w
Odérahi gardait le silence, elle
marchait lentement, sa tête était
penchée, son bras appuyé sur mon
épaule, ses regards fixés sur la terre :
« Bon-ami , dit-elle , les plaisirs
forment devant mes yeux des danses
qui troublent mon esprit ; mon ame
fléchit , comme une jeune branche
sous le poids de deux oiseaux qui
se caressent ; je rne repose sur toi ,
comme une plante brûlée par le
soleil , s’appuie sur la tige d’un ar-
bre,. w Je regardai ma jeune mère ;
les derniers rayons du soleil cou-
§
il1
rr
B
■È
«
JHÜ
H
caoa
142 O D É R A H I.
chant firent étinceller sur sa joue ,
une larme d’amour ; elle mit sa main
sur mes yeux , en disant : <c Bon-
ami, ne me regarde pas ainsi , tes
veux me brûlent ! » Elle me quitta ,
courut à la cime d’un rocher , et
après y être restée quelque temps ,
elle revint, en me disant : « Mes
yeux étaient pleins de ton image ;
ta présence avait affaibli mon ame ;
- tes doux regards avaient égaré mon
esprit: j’ai été m’asseoir su ri a cime
de la montagne; j ai regardé l’ho-
rizon 9 ie cours des fleuves; mon
esprit s’est rempli de l’idée du
Grand être, je reviens plus forte
auprès de toi !
— Belle Odérahi, tes paroles sont
douces comme celle du rossignol ;
mais le soleil a disparu derrière la
montagne; les ténèbres s’étendent
sur la terre; de grands nuages cou-
vrent le ciel; je ne vois point de
vers luisans pour nous éclairer :
nous ne pouvons retourner à la
bourgade sans nous heurter contre
les arbres; je vais construire une
hutte de feuillage.
O DERA H I. i/fi
; — Je le veux bien , Bon- ami ! je
suis devant toi , comme une fieur
devant le soleil ; mais j’y resterai
sans crainte : les jeunes femmes ne
me montreront pas au cîoigt ; les
guerriers ne diront pas : » Gdérahi
qui nous repousse quand nous allons
nous asseoir sur na natte, y reçoit
Ontéréé. » Ils sayent que tu m’ho-
nores ; mais je crains que mon père
ne pleure sur notre natte , quand il
ne n ous y verra pas : gagn ons 1 autre
lire a la nage > je te conduirai à
travers les bois. »
Je nageais auprès d’elle , nous
entendîmes le bruit des raines qui i
frappaient les ondes avec force :
nous nous cachâmes dans les ro-
seaux et vîmes bientôt une petite
lampe qui nous lit reconnaître Ou-
rahou* Nous montâmes dans sa
pirogue , il nous dit : « l’inquiétude
ma chassé de ma tente ^ » en me
dis an l .«lu as donc encore perdu
tes en fan s P vas ! cours les chercher !
Vous voilà : mon cœur boit le plai-
sir ! » Nous voguâmes paisiblement
sur le lac; le silence de la nature ,
1 44 O D É R A H I.
la présence d’Odérahi, que Je re-
gardais comme un ange descendu
sur la terre pour adoucir les rigueurs
de mon sort, des pensées agréables
émurent si doucement mon ame ,
qu’elle goûta quelques instans le
plaisir que le Grand-père des hom-
mes leur donnera dans le pays des
âmes. Odérahi me tira de ces déli-
cieuses rêveries , en racontant à son
père les circonstances de notre
course. Ourahou me prit par la
main , et me dit : « Mon iils , tu
m’honores en honorant ma fille $ tu
n’es pas comme tous les Hommes-
barbus, dont le premier soin, en
entrant dans une tente, est de sé-
duire les filles de leurs hôtes , sans
s’inquiéter si les pareils en mour-
ront de regrets. Le Grand-père des
hommes te récompensera de ta sa-
gesse , en te donnant pour épouse
celle que tu as respecté. «
Odérahi dansait , en entendant
parler ainsi son père ; mais son dis-
cours me frappa comme une triste
prédiction frappe un esprit faible.
Nous rentrâmes dans notre tente :
cette
1
O D É R A H I. 145
cette promesse d’Ourahoune cessait
de me tourmenter, de troubler mon
repos, lorsqu’Omourayou , le frère
de mon cœur, entra dans la tente ,
et nous dit : « Frères, réjouissez-
vous ! dansez autour de moi ! les
arbres se sont couverts trois fois
de fleurs et de fruits depuis que je
sers les parens de la jeune Omahira ;
j’ai été à la chasse , à la pêche pour
eux ; ils m’ont trouvé bon chasseur
et bon guerrier ; ils ont reconnu
que mon humeur était douce , que
je serais bon père et bon époux; ils
ihe permettent de m’asseoir sur la
natte de leur fille ; je viens vous
inviter à la fête. » _ — ^
Odérahi sauta de joie : elle se
revetit de ses plus beaux habits ,
attacha dans ses cheveux la peau
d’un petit perroquet verd céladon ,
posa sur sa tête une couronne de
plumes de coq grises , à franges
dorees : elle suspendit à ses oreilles
des colibris, qui le disputent en éclat
aux diamans ; elle passa autour de
son col des colliers de perles et de
graines brillantes qui soutenait des
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pièces d’or ! elles ornaient son sein
doux comme celui d'une colombe.
Ses bras et ses jambes étaient dé-
corés de tresses de différentes cou-
leurs auxquelles étaient suspendues
des plumes brillantes ; une large
pièce de drap écarlate, garnie de
franges d’or , était attachée sur l’une
de ses épaules , et couvrait une
partie de son corps ; l’autre n’était
ornée que par la nature. Elle por-
tait à sa ceinture une frange de
longues plumes fixée sur une tiesse
de peau brodée avec des coquilles
en compartimens. Gdérahi était
belle comme une fleur qui vient
d’éclore , et cache sous une feuille
une partie de ses charmes ; ou comme
l’aurore qui se voile de nuages étin-
celans. Ourahou se vêtit en guerrier;
je me décorai de mes habits euro-
péens ; nous allâmes sur la place où
tous nos frères étaient réunis.
Omourayou , Omaïra , beaux
comme des oiseaux qui ont changé
de plumage , sortirent de leurs
tentes , accompagnés de leurs pa-
rent , et s’avancèrent au milieu de
1 1
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O DERA HL ï47
la place , entre deux haies de guer-
riers : quand ils furent auprès du
chef de la bourgade , il les montra
aux Indiens assemblés , et leur dit :
cc Frères, le brave Omourayou ,
la belle Omaïra viennent vous dire
qu*i!s se prennent pour époux.
» Omourayou, veux-tu qu’Omaïra
soit ton épouse ? — Oui ! >5 répondit-
il, avec fermeté.
« Omaïra, veux-tu qu’Omourayou
soit ton époux ? — Oui ! » répondit-
ells d’ une voix timide.
Alors les guerriers placèrent leurs
flèches sur leurs arcs* les déchar-
gèrent au-dessus de leurs têtes.
Le vieux chef dit : « frères, Omou-
rayou , Omaïra sont époux ! »
Omourayou tourna autour de la
place ; il prit Omaïra sur son dos ,
et la porta dans une tente qu’il ve-
nait ne construire : il fut suivi par
les guerriers qui l’applaudissaient.
Les jeunes époux et leurs parens
donnèrent un grand festin qui fut
suivi de danses et de chants. Odérahi
était ivre de joie : le p'aisir d’être
parée affaiblissait son esprit j elle
G a
148 ODÉRAHI.
était moins timide et moins sévère
avec les jeunes gens qui lui don-
naient des éloges. Elle dansait en
étalant ses ornemens , et s’appro-
chait de moi pour me faire admirer
ses charmes.
A la nuit, Odérahi fut punie de
sa légèreté : elle était accablée de
fatigue , et dormait profondément $
tous les jeunes gens dont elle avait
reçu les éloges , vinrent dans la tente
avec une lampe , s’approchèrent de
sa natte, la priant de les y recevoir.
Elle détournait la tête ; ils se reti-
raient en murmurant ; mais l’un
d’eux resta plus long-temps , et lui
dit :
cc Odérahi , tu étais belle hier
comme le soleil 3 l’éclat de tes yeux
a ébloui mes yeux; ton image y est
restée, comme celle de l'astre du
jour reste dans les regards de ceux
qui le fixent ; car rien n'est plus
beau dans la nature , que le buste
d’une jeune femme animée par le
plaisir ! Pendant que tu dansais , tés
gestes , tes regards , toute Odérahi
m’a invité à venir sur sa natte j à
O D Ê R A H I. 149
présent pourquoi me repousse~tu ;
pourquoi ne yeux* tu pas éteindre le
feuque tu as allumé dans mon cœur?
» Tu es la plus belle desSiouses,
je suis un brave guerrier 5 tu peux
me recevoir sur ta natte sans te
déshonorer : demain , je t’apporterai
des plantes pour cacher nos amours,
35 Odérahi ! pourquoi détournes-
tu la tête ? regardes moi avec des
)œux aussi doux que l’étaient les
tiens , lorsque je te disais que tu
étais belle : tu buvais le plaisir ; tu
paraissais me tendre les bras , au-
jourd’hui tu me repousses! ton cœur
est-il léger comme la feuille, que le
vent fait tourner de tous les côtés ?
^Odérahi ! Odérahi ! que tu fais de
mal à mon coeur ! Des larmes d’a-
mour coulent de mes yeux $ il me
brûle , et je souffre plus que si j’é-
%5o O D É R A H I)
la vapeur embrasée qui sort de son
bec de rose enflamme sa compagne ;
elle cède à ses désirs ; ils boivent
la volupté ! Belle Odérahi ! donnes-
moi ta main , que je la pose sur
mon cœur , aliri que le feu qui me
consume passe dans tes veines ! >•>
EUe ne lui répondait pas ÿ il lui dit
avec dépit : « puisses-tu , jeune fille 5
ne brûler jamais d’amour pour un
guerrier insensible ! tu connaîtras
alors combien sont crueis les tour-
niens que tu me fais souffrir! puisses-
tu n’être jamais étendue sur ta natte,
étouffée par la honte de son refus
de te prendre pour son épouse , et
par la douleur ! tu te souviendras de
la faute que tu as commise , en
allumant , par tes regards , le feu
de l’amour dans mon cœur? \'ous
autres , jeunes filles, vous ne pensez
pas que tôt ou tard , un guerrier
venge les autres de vos dédains, de
votre coquetterie ! »
Les premiers rayons du soleil le
forcèrent à sortir de la tente ; je
demandai à Odérahi si elle avait
bien dormi : « Non, dit -elle en
ODÉRAHÏ: i5t
rougissant , des guerriers sont venus
s'asseoir sur ma natte , mais je les
ai tous repoussés.
— Odérahi , c'est ta faute ; tu t’es
parée de tes plus beaux vêtemens ,
ils t’ont affaiblie , comme le guerrier
que ses panaches , ses bracelets em-
pêchent de se battre : les éloges ont
ébloui ton esprit , et tu as fait comme
les oiseaux qui se brisent ia tête
contre la pierre brillante que le
chasseur fait mouvoir devant eux.
Tu regardais hier tous les jeunes
gens , comme le fait une fille qui se
voue à l'amour ; ils ont cru que tu
les invitais à venir s’asseoir sur ta
natte ; ils sont venus te demander ce
que tes yeux leur avaient promis,
ce qu'ils avaient le droit d’exiger de
toi, d’après ta conduite ! Odérahi,
ne t’écartes jamais des sentiers de la
raison, n’écoutes pas la voix de la
volupté ! Le temps, semblable à u£fc
guerrier qui emporte dans ses bras
tous lesenfans qu’il a pris dans une
tente , entraîne avec lui l’amour , la
beauté , les plaisirs et l’espérance :
en vain ils tendent les bras à l’illu-
G 4
-/_/ - >
152 O D É R. A H I.
sion qui leur a servi de mère ; ils
ne peuvent arrêter sa marche ra-
pide , il n’y a que le repentir et la
douleur qui marchent à côté de lui
vers la mort. »
Odérahi baissa la tête sans me
répondre ; et depuis elle fut plus
réservée lorsqu’elle alla dans les
fêtes.
j — * . * • ( . .
r~
J
t
O D Ê R A H I. i53
J e fus choisi par le conseil pour
aller dans le pays de l’Ouest , por-
^ ^ il ^ paix chez toutes
les nations qui habitent jusqu'aux'
rives des grandes- eaux ; Omou-
rayou et plusieurs guerriers m’ac-
compagnèrent. Nous trouvâmes par-
tout des frères et des amis qui
nous comblèrent de présens : nous
revînmes après quelques lunes. Lors-
que nous eûmes rendu compte au
conseil de nos opérations, je rentrai
dans la tente d’Ourahou : Odérahi,
au lieu de danser autour de moi \
pleura de joie , sans pouvoir me
parler : elle me regardait avec des
yeux pleins de tendresse. Je leur
offris mes présens ; ils les reçurent
d un air distrait 5 Ourahou me dit •
« Ecoutes mes paroles ! elles seront
les meres de ton bonheur !
» Tu es un bon chasseur , un bon
guerrier , un habile orateur , un am-
bassadeur adroit ; ton esprit est
vaste comme celui d’un génie, ton
cœur bon comme celui du -Grand-
0 5
U L/ Jj II A II !•
être ; tu es doux comme une co-
lombe } jamais la colère n'enflamme
ton sang \ tu es digne d’être l’époux
de la plus belle des Nadouëssises ;
ma fille t’aime dans son cœur ; elle
n'est bien qu’auprès de toi : elle me
quitte pour te suivre dans les bois y
pendant ton absence , elle est triste ;
elle pleure et parle toujours de toi ;
tu lui as donné de tes lumières j en
un mot , elle est digne d’être ton
épouse Que mon cœur a de plaisir ,
en faisant ainsi votre éloge ! ^
— c< père Ourahou, lui r ’é pondis-
je, tes paroles sont de trop grande
valeur pour que mon esprit puisse
les recevoir toutes à ladois; je te de-
mande une lune pour les méditer. »
Odérahi parut vivement affectée
de ma réponse ; je lui dis : « Ne
pleures pas, je te ferai bientôt lire
dans mon cœur ! »
Les paroles de mon père troublè-
rent mon esprit comme un vent vio-
lent agite les eaux. Oderahi était ia
plus belle des Nadouëssises ; sa taille
élégante et légère, comme celle d’un
jeune faon^étaitsouventembellie par
(
V
ODÉRAH I. 1 55
une robe de lin , recouverte d’un
manteau écarlate à frange d’or >
dont le doux éclat répandait sur
son beau visage un coloris de rose ,
semblable à celui dont l’aurore teint
la cime des arbres ; sa voix molle
et languissante aurait adouçi le
cœur le plus féroce; son aine était
pure comme un beau ciel , son cœur
bon comme celui du Grand être :
je n’étais moins 'triste qu’auprès
d’elle ; je l’aimais comme un fils
aime sa mère ; je la voyais toujours
m arrachant du poteau de mort, et
ce souvenir nourrissait ma ten-
diesse . je me trouvais dans un pays
délicieux que la nature s’était plu
à embellir, pour en faire le séjour
d un peuple de frères , dont les
mœurs étaient douces comme celles
des agneaux si j avais pu être
l’époux d’Odérahi , qui ressemblait
à un ange envoyé par le Grand-
être , pour faire le bonheur de l’un
de ses enfans , j’aurais été le plus
heureux des hommes ; mais mon
cœur, mon esprit étaient pleins de
ton souvenir, ô mon Eugénie ! sem-
G 6
fO'i
I
•/
traverser seul les immenses diserts
qui me séparaient des cabanes des
Français ; mais ils pouvaient remon-
ter le grand-fleuve , et m’emmener
avec eux ; cette espérance m’einpê-
époux ; car il est impossible à
l’homme sensible de se défendre
des plus tendres sentiinens pour
celle qui unit son sort au sien , et
partage chaque jour ses peines et
ses plaisirs , pour celle qui lui donne
des enfans , dans lesquels il se voit
renaître : les soins qu’elle lui pro-
digue suffisent seuls pour l’y atta-
cher par des liens indissolubles. Lès
enfans que m’aurait donnés Odéralii
m’auraient enchaîné aux tentes des
Nadouëssis : au moment où j’aurais
épousé ma jeune amie, j’aurais cru
commettre un crime en condam-
ODÉRAHI. 1 5/
nant Eugénie à des larmes éter-
nelles.
Je désirais qu’Odérahi pût choisir
parmi les jeunes gens qui soupi-
raient autour d’elle ; je lui dis , pen-
dant que mon père était sorti :
« Bonne -mère, j’ai médité les
paroles de ton père , écoutes les
miennes ! » Elle était attentive ,
comme le guerrier qui écoute les -
délibérations du conseil , ou comme
l’esclave qui espère qu’on va lui
annoncer sa liberté. « Ourahou m’a
dit que je serais ton époux : mais
le Grand-père des hommes m’a
montré l’épouse de mon cœur, son
image est gravée dans mon esprit :
entraînés par le fleuve du temps ,
nous nous tendons les bras sans
pouvoir nous réunir ; mais je ne
veux pas y renoncer ! Je l’ai vue
comme un ange tutélaire qui vient
se poser, entouré d’une atmosphère
céleste , sur la pierre de l’infortuné
captif, et verse le plaisir dans son
cœur. Elle n’est restée près de moi
qu’un instant 5 mais elle ma rempli
y"
î58 ODÉRAH L
de sa lumière , jamais elle ne s’étein-
dra dans mon cœur.
cc Tu pleures ! Odérahi ! pourquoi
donc ! ne serais-je pas toujours ton
fils? puis-je te quitter? ne te suivais-
je pas toujours, comme un jeune
faon suit sa mère? Je te le demande,
si j’étais ton époux, ne faudrait-il
pas que je sois toujours gai? — Oui ,
que tu sois toujours gai $ que tu ne
pleures jamais ! — Ne jamais verser
de larmes ! cela est impossible !
Ontéréé reverra-til son père? re-
verra t-il sa bien aimée? ses os re-
poseront-ils auprès de ceux de ses
pères ? non ! Ah ! ne crois pas qu’un
Français exilé de son pays, le plus
beau cie la terre , puisse jamais être
gai ! Si j’étais ton époux , tu me
prodiguerais les caresses , et mes
larmes tomberaient sur tes mains
en pensant à ma patrie, à ma bien-
aimee. Je te l’ai dit : l aine d’un
Français n’est pas comme celle d’un
homme des bois, qui, semblable à
la surface d’un lac , reçoit toutes les
images , et se console de la perte
I
ODER Ail I. i59
d’un fils en faisant asseoir un antre
fils sur sa natte ! un Français arra-
ché à sa patrie , à son épouse, périt
comme le jeune faon que des chas-
servir de jouet à leurs enfans : en
vain on le caresse , on lui donne
des herbes fraîches pour lui faire
oublier les bois ; les caresses l’effa-
rouchent : les plantes qu’on lui ap-
le chagrin le ronge comme le ver
facer de ton cœur l’image de ta
bien-aimée : tu peux avoir deux
épouses ; elle sera la première ! Mais
je le vois , tu n’écoutes pas mes
paroles $ elles tombent sur la terre
comme la flèche qui frappe un
rocher. Tu espères remonter les
grandes eaux pour revoir Bien-
aimée , cet espoir te soutient \ il me
tue ! ^
.
Elle versa un torrent de larmes.
Sortit de la tente, et revint bientôt
avec son père auquel elle dit ; « Bon-
v - nr a ■■■ n
J
îffo ODÉRAHI.
pere , ta fille est triste parce que
Bon-ami voit toujours son pays ! »
Il ranima ses espérances, et me dit
en riant : cc Ton esprit est donc
encore à la grande cabane ? bientôt
il reviendra pour s’asseoir sur la
natte de ton épouse , de tes enfans:
il ne sera plus rempli que par leurs
pensers.
. Oh oui. Bon-ami, s’écria ma
jeune sœur , tu ne seras plus triste ,
alors ; tu ne verras plus qu’Odérahi ;
elle te donnera des enfans; tu les
poseras sur tes genoux; ils rempli-
ront ton cœur , tes yeux ; tu ne
verras plus Bien-aimée ni la grande
cabane ; tu ne connaîtras plus qu O-
déiahi. J ai prié le Grand-être de
changer ton cœur, il écoutera ma
voix : il petit tout ; il te donnera un
cœur nouveau, et tu n’aimeras plus
que moi. «
« Allons , Bon-ami , livre - toi au
sommeil ! que des rêves agréables
occupent ton esprit : écoute la voix
du Grand père des hommes, qui te
defènd de me laisser mourir d’a-
mour ! » Elle me donna sa main à
ODÉRAHI. i6t
baiser , couvrit le feu , et je me re-
posai sur ma natte.
Mes idées étaient agitées, comme
les eaux du lac, lorsqu’il y tombe
des éclats de rochers ; mon cœur
me disait : « Si tu n’épouses pas la
tendre Odérahi, elle mourra comme
une fleur brûlée par le soleil : elle
t’a rendu la vie, la laisseras-tu pé-
rir ?» Sa voix touchante retentissait
dans mon ame, et m’exprimait son
chagrin et ses regrets. J’entendais
aussi ta voix , ô mon Eugénie , qui
me répétait : cc Sois moi fidelle* !
peut-être le sort nous rapprochera-
t il! alors si tu es l’époux d’Odérahi,
tes enfans réunis à leur mère , for-
meront une forte chaîne autour de
toi $ tu ne pourras pas la rompre ;
et ton Eugénie , l’amie de ton en-
fance , Eugénie, qui brûle toujours
pour toi de cet amour qui fit le
bonheur de tes jeunes ans , et le
malheur de toute sa vie , périra , tuée
par la douleur ! » Mes idées s’éga-
rèrent dans les nuages qui précè-
dent le sommeil : les noirs pressen-
timens se plurent à troubler mon
M
», \M
162. ODÉRAHI.
ame par des inquiétudes secrètes :
mon imagination ne me présentait
que de funestes suites de mon union
avec Odérahi ; les songes se réuni-
rent pour former devant moi des
scènes effrayantes , dont l’impres-
sion profonde a causé tous mes
rrialhenrs. J étais dans la prairie que
je parcourus dans ma jeunesse, assis
sur le bord du fleuve * dont mes
pères boivent les eaux ; tu étais près
de moi , tendre Eugénie $ l’une de
tes mains était dans la mienne ,
l’autre , passée autour de mon col ,
caressait ma )obc, ou m'approchait
de ton beau visage, pour me donner
un baiser : tout-à-coup, le cri de
guerre frappe mes oreilles , je dé-
tourne les yeux ; Odérahi, les yeux
étincelans, accourt à la tête d une
troupe de guerriers , se jette sur toi ,
te renverse , et te plonge dans le
cœur une dague qu’elle retire fu-
mante pour te frapper encore : en
vain je veux te défendre ; un pou-
voir secret me retient immobile ; je
n’aï pas même la force de crier :
j’entends le dernier soupir de mon
■
yy • vi'd '
-eyii' y~v' .•••y -,;v v -
O D É R A H I.
1 63
amante , dont le sang ruisselle sur
le gazon . et glace mon corps : Odé-
rahi , debout et triomphante , me
dit : « A présent , prodigues tes
caresses à ta bien- aimée ! »
Je me réveillai tremblant; je crus
te voir encore expirante auprès de
moi ; tes cris retentissaient dans mon
cœur et le faisaient tressaillir. Mon
arae, jusqu'alors incertaine, avait
été comme un voyageur égaré dans
les bois, qui voit deux routes, et
ne smt laquelle suivre ; ce rêve
m’éloigna. pour jamais d’Gdérahi,
comme le voyagent cnn voit arriver
l'ennemi ü un côté ^ fuit à la hâte
par un autre chemin.
Elle vint , au lever du soleil ,
s’asseoir sur ma natte; sa présence
m’inspira une horreur secrète dont
je ne pus me défendre ; sa beauté
avait perdu à mes yeux tout son
éclat ; sa douceur , sa voix si tou-
chante me parurent cacher un cœur
de tigre ,* je sentis naître pour elle ,
dans mon cœur , une aversion que
toute la force de la raison ne pou-
vait détruire : ainsi je me laissai
V£.’-
a > 9
V lu 'Wh
î - <m
Sf
1 64' ODÉRAHI.
dominer par un de ces sentimens
involontaires , peu réfléchis , mais
irrésistibles , qui déterminent si
souvent notre sort.
Je quittai ma jeune sœur pour
m’enfoncer dans le plus épais des
bois. Je voulais traverser les déserts
pour trouver une cabane Euro-
péenne , mon cœur me disait :
a Pourquoi donc abandonner ton
bon père Ourahou , la triste Odé-
rahi , assez malheureuse par l’aver-
sion que tu éprouves pour elle sans
que tu la condamnes à la mort en
la quittant? Est- ce ainsi que tu ré-
compenses tes hôtes de leur géné-
rosité ? Est- ce ainsique tu réponds
a 1 amitié d’Omourayou ? » Incer-
tain, je me reposai sur une grande
roche , entourée d’arbres qui entre-
tenaient les ténèbres à l’entour ; et
la , triste comme un père qui a
perdu ses enfans , la tête appuyée
sur mes genoux , mon aine se plon-
geait dans les ténèbres de la mort :
j’entendis le bruit du feuillage agité
c était Odérahi qui venait me re-
joindre j sa présence m’étant iin-
O DE R A HL 1 65
portune , je pris la fuite; elle me
suivit en criant : « Bon-ami ! Bon-
ami , pourquoi me fuir? yeux* tu
me laisser mourir ! » Ses sanglots ,
sa voix touchante amollirent mon
cœur ; je me reprochai ma faiblesse
et mon ingratitude ; je laissai Odé-
rahi s’asseoir auprès de moi. Son
sein palpitait avec force , elle ne
faisait que soupirer : elle versa un
torrent de larmes , et me dit enfin :
cc Je te demande pardon. Bon-ami,
de te poursuivre ainsi dans les bois ,
de venir m’asseoir au pied de l’arbre
où tu médites; mais je ne puis vivre
loin de toi ! permets-moi de t’accom-
pagner; je ne ferai pas envoler tes
pensées. Quand tu marches dans
les forêts , tu cueilles une fleur , et
te plais à la placer auprès de toi j
tu m’as dit souvent que j’étais belle
comme une fleur , laisses moi donc
auprès de toi , mon cœur sera sa-
tisfait. »
Elle garda un profond silence f
mais sa présence me gênait ; elle
s’en aperçut , et me dit ; c« Bon-ami ,
mes paroles se sont accumulées
FfDr
H V
B > '
166 ODER A HT.
dans mon cœur , il ne peut les
contenir, ouvres tes oreilles, afin
qu’elles ne tombent pas sur la
terre.
« Je m’adresse à la bonté de ton
cœur ! Pourquoi , si tu ne voulais
pas que je fusse ton épouse , ton
esprit s’est-il emparé de mon es-
prit ; pourquoi ton cœur s’est- il
emparé de mon Cœur ? pourquoi ton
image est-;; lie sans cesse devant mes
yeux ? pourquoi tes paroles reten-
tissent-elles dans mon cœur? Avant
que tu te fusses assis sur la natte de
mon père, j étais libre comme un
oiseau ; à présent, je suis ton es-
clave; tu me dis : cc Vas ! » et je
vais : « Reste ! » et je reste. Je ne
suis plus Odérahi ; je suis toute Bon-
ami. J’étais joyeuse autrefois de ce
changement ; à présent, il me tue.
Encore si tu ne séparais pas mon
cœur de mon esprit ; mais tu me
dis de rester dans ma tente , et mon
esprit te suit dans les bois , il n’est
occupé que de toi , de l’endroit où
tu peux être , de ce que tu fais ; il te
voit pleurant au pied d’un arbre ,
■BB
O DE R AH I. 167
et force mon cœur à venir te re-
joindre.
Tu ne me réponds rien ! mes pa-
roles sont-elles comme des p] urnes
sur ton amer le vent les emporte-
t-il ? ne t’aimai- je pas autant que tu
le désires ? vois mon sein palpiter ;
poses ta main sur mon cœur, il ne
bat que pour toi ! » Elle pressa ma *
main sur son cœur qui palpitait avec
forcer le feu dont il était embrasé
amollit ma sévérité j je sentis mes
yeux se remplir de larmes que je
me hatai de cacher : « Tu ne me
. parles pas ! que tu me fais de mal !
Ah ! Bon-ami ! la douleur étouffera
Odérahi ! Quand elle ne sera plus,
tu viendras tomber sur sa tombe 5
mais tes larmes, tes soupirs , ne la
rappelleront pas à la vie ; tu con-
naîtras trop tard le prix d’un cœur
.qui t’aimait !
a sa tête dans ses mains ,
a dans le plus épais des
Craignant que le désespoir n’éga-
rât cette malheureuse amie, je vou-
lus la suivre 5 j errai long- temps
Elle cach
et s’enfonç
bois.
i6S O D É R A H I.
dans la forêt, agité par mes incer-
titudes , comme le navigateur dont
la pirogue, battue par les vents , est
poussée tantôt vers une rive, tantôt
vers 1 autre, puis rejetée au milieu
du lac. J’étais triste comine un fils
qui voit la mort assise sur la natte
de sa mère ; et mon aine flottait
entre la crainte de perdre Odérahi
et le désir de me réunir à toi , mon
Eugénie.
J’avais toujours vu dans Odérahi
une tendre amie qui m’avait arraché
des mains des bourreaux , et versait
du baume sur les plaies de mon
cœur $ il s’était accoutumé à la ché-
rir comme ma sœur, et des senti-
mens plus tendres m’auraient paru
criminels : cette vierge touchante
avait quelque chose de . céleste que
j’aurais cru souiller par un amour
incestueux. Ce sentiment était rem-
placé souvent par un autre bien
opposé, l’aversion que m’inspirait
le souvenir démon rêve : cette con-
tradiction m’étonnait , je cherchai
à la combattre j mais le cœur ne
raisonne pas.
Je
ODÉRAHI. î59
Je revins , fatigué de ces incerti-
tudes, a la tente de mon père • i’v
trouvai Odérahi qui , consolée par-
les assurances d’Ourahou , préparait
tout pour la noce. Omourayou et
son épousé m’emmenèrent dans leur
tente pour me servir de père: i's
me décorèrent des plus beaux vête-
mens. En vain je voulais leur ex-
primer ma répugnance 5 ils ne m’é-
coutaient pas , et continuaient de
nie parer.
Lorsque je vis que mon refus
n entrait pas même dans leur esprit
et qu il me rendrait odieux à toute
ia nation , je me déterminai à épou-
ser Odérahi ; mais je jurai dans mon
ame de ne la regarder que comme
ma sœur , sans m’unir à elle par des
liens plus tendres ; cette résolution
fardeau8^ Cœür d’un PesanC
Le lendemain , dès le lever de
1 aurore , mes deux amis me con-
uisnent sur la place où étaient les
iNadouessis. Odérahi sortit de la
commt6 S°n fre 5 d]e e'tait belle
comme un arbre en fleur sa tête
fl
yjmHM
ML
sycr O D E R A H I.
était légèrement penchée, comme
une rose qui ne soutient pas encore
l’éclat du soleil. Par une étrange
fatalité , elle était vêtue comme je
Payais vue dans mon rêve : elle me
sourit, et ses yeux me rappelèrent
vivement le regard dédaigneux dont
elle avait, dans ce même rêve, ac-
compagné les paroles : A présent ,
prodigues tes caresses a ta bien -
aimée l S a presence me trouhia ,
comme celle d’un serpent trouble
un enfant égaré. Mes noirs pressen-
timens, mes inquiétudes , mon aver-
sion s’emparèrent de mon ame , dé-
truisirent ma résolution , et me lais-
sèrent dans une affreuse perplexité !
cependant le chef des guerriers me
dit :
ce Brave Ontéréé , tu as vaincu
les Chippewaiâ qui avaient envahi
notre territoire ; tu es le père de la
paix ^ la nation te donne pour ré-
compense Odérahi , la plus belle
des Nadouëssises. Elle t'aime 5 elle
• sait labourer la terre , tresser des
nattes ; tu as éprouvé qu elle savait
panser une plaie j elle est digne de
odérahi. i7t
toi : elle te donnera des enfans ; tu
leur appi endras à conduire les guer-
riers a la victoire ! tant que ta race
fleurira parmi nous , nous serons
invincibles , parce que, comme toi,
ils souffleront la mort ; leurs yeux
apercevront de loin les ennemis •
leurs oreilles entendront les com-
plots qu ils forment sur leurs nattes •
ils entretiendront la paix en couî
vrant de leurs corps les prisonniers
cpae les guerriers voudraient brûler.
Odérahi , veux- tu qu’On téréé soit
ton époux? — Oui, je le désire !
Ontéréé, veux-tu qu Odérahi soit
ton épouse ? »
Les paroles du guerrier me trou-
blèrent ; je n’eus pas la force de
mentir à Odérahi , à toute la nation
assemblée.
« Bra ves guerriers , dis-je à mes
ireres , écoutez mes paroles !
Vous m’avez arraché du poteau
de mort pour me rendre à la vie;
le chagrin rongeait mon cœur ; ce-
pendant j’ai accepté votre présent •
j’espérais pouvoir vous être utile !
"vous “i’ayes nommé votre chef ; je
Ha
/
j ODÉRAHI.
vous ai conduits à la victoire , parce
que j’étais déterminé à mourir pour
vous ; vous me donnez Odéralii pour
épouse , je ne puis l’accepter ; elle
est ma mère d’adoption. «
Les Nadouëssis murmuraient , en
agitant leurs flèches ; je continuai ,
d’un ton plus ferme :
« Frères , si mes paroles vous dé-
plaisent , vous pouvez m’attacher
au poteau de mort , me percer de
flèches ; mais je ne puis vous mentir
ni vous vendre ma liberté ! j’ai une
épouse dans le pays de mes peres ;
elle a rempli mon cœur ; il ne pour-
rait aimer votre hile comme son
épouse ! Et toi, bon père Ourahou ,
jettes des cendres sur le feu de ta
colère, ton fils te dit la vérité ! Je
vous le demande , guerriers qui me
regardez d’un air sombre , dont le
front est ridé par la fureur , si les
Chippewais vous faisaient esclaves,
oublieriez-vous vos femmes? épou-
seriez-vous des Chippewaises? j’en-
tends vos cœurs qui me répondent :
non ! pourquoi donc me forceriez-
vous à renoncer <x mon épousé pour
ODÉRAHI. i73
prendre une Nadouëssise ! Je le
répète , vous êtes les maîtres de
mon corps ; vous l’avez arraché du
poteau de mort , vous pouvez l’y
attacher encore; mais mon ame est
à moi ; elle ne doit compte de ces
sentimens qu’au Grand-père des
hommes ! celui qui renonce à sa
liberté est plus méprisable que les
animaux qui meurent de regrets
quand ils l’ont perdue.
» Donnez à Odérahi le jeune Ta-
tongo pour époux ! il l’aime dans
Son cœur ; il est brave guerrier, et
bon orateur ; elle sera heureuse dans
sa tente ! N’ai-je pas dit la vérité ,
Tatongof tes yeux brillent de joie !
prie la nation de te la donner pour
épousé ; tu seras mon frère d’adop-
tion ; j elèverai tes en fans. >3
Les Nadouëssis se séparèrent en
murmurant : Odérahi, penchée dans
les bras de son père, se retira dans
sa tente; elle marchait lentement *
les yeux couverts par l’une de ses
mains, et poussant des soupirs qui
me déchiraient le cœur. Omourayou
et Omaira m’emmenèrent dans leur
H 3
ï74 odéha h i.
lente ; j’étais troublé , comme un
homme qui vient de commettre un
crime. Un vieillard me dit : a Gnté-
réé , ton refus sera le père d’un
grand malheur. »
Je restai quelques jours dans la
tente de mes jeunes amis : j’étais
triste , comme un enfant qu’une
Européenne a retiré des bras de la
femme qui l’a nourri $ à chaque ins-
tant, j’étais prêt à sortir de leur
tente , pour aller voir ûurahou et
§a fille; ils me disaient : « N’y vas
pas^ il est encore en colère contre
toi ! »
Enfin mon cœur l'emporta sur
les conseils de mes amis ; j’allai à
la tente d’Oderahi ; mais quand je
fus auprès, je n’osai plus y entrer :
j’étais honteux, comme un guerrier
dépouillé de ses armes , qui n’ose
plus rentrer dans la bourgade : j’en-
tendis les soupirs d’Odérahi ; la
pitié me poussa dans sa tente : elle
pleurait sur sa natte ; Ourahou était
immobile comme un homme qui
attend la mort; tous mes vêtemens
étaient auprès de lui : iis ne levaient
ODÉRAHI. Î7S
pas les yeux sur moi ; la douleur
les avait absorbés, je dis : « Oura-
hou, voilà ton fiis ! » Odérahi tres-
saillit à ma voix ; elle se cacha der->
rière la tôune d’osier dans laquelle
était le maïs, et sanglota ; Ourahou
me dit d’une voix sombre : cc Tu
n’as pas voulu être l’époux de ma
fille, je ne veux plus être ton père !
vas dormir sur une autre natte , te
chauffer à un autre feu que le mien ;
je ne pourrais sentir près de moi le
bourreau de ma fille ! »
— Bon père, ces paroles ne sor-
tent pas de ton cœur ! pourquoi me
repousser d’auprès de toi, que j ’aime
comme mon père; d’Odérahi , que
j’aime comme ma mère ? je m’a-
dresse à la bonté de ton cœur S les
guerriers m’ont pardonné , ne peux-
tu pardonner à ton fils ? Depuis que
je suis hors de ta tente , la douleur
repousse les alimens de ma bouche ,
éloigne le sommeil , et me presse le
cœur; je ne suis bien qu'auprès de
toi !
i - » x t
^ Et toi, douce Odérahi, la co-
lère ou la 1) aine ne peuvent entrer
«4
i?6 ODÉRAHL
dans ton ame ; prie ton père de me
laisser venir auprès de lui!
" ' -Tes paroles percent mon cœur
et celui de ma fille , n’entends-tu
pas ces sanglots? Retire-toi ! Mais,
écouté auparavant les dernières pa-
roles de celui qui ne veut plus être
ton père !
» lu as dit à ma nation que tu
avais dans ton pays une autre épou-
se; tu as menti à la nation, tu as
menti à ma fille ; car toutes tes pa-
roles lui ont dit que tu n’en avais
pas. Tu l’emmenais avec toi dans
les bois ; elle te suivait à la chasse ;
ne lui apprenais-tu pas ainsi à être
ta femme , ou bien as-tu prétendu
en faire ton esclave? Tu lui as dit
souvent qu’elle était belle comme
une fleur; tu lui faisais des présens
pour qu’elle fût plus belle encore ;
un fils décore-t-il ainsi sa mère? Tu
as versé toutes tes peines dans son
cœur; tu semblais lui dire : je souf-
fre , soulages ma douleur ! Tu t’es
jeté dans ses bras ; elle t’a tenu
pressé sur son sein ; elle t’a défendu
contre les morsures des bourreaux,
O D É R A H I. 177
çt tu la fait mourir ! Tu appliquais
ta bouche sur sa main , et tu la
pressais sur ton cœur ; tu avais fait
graver son image sur ton sein ; n’é-
tait-ce pas lui dire ; « Je t’aum' 5 je
désire être ton époux. » D’abord
elle ne t’aimait pas , parce que tu
es un Homme-barbu; mais tu étais
si malheureux ! tu paraissaissi triste !
tes larmes ont pénétré son cœur •
r\ ée à toi comme une
femme à l’enfant quelle a trouvé
dans les bois; et lorsque son ame
est pleine de toi ; lorsqu’elle a rempli
ses yeux de ton image , son esprit
de tes pensées ; lorsque son cœur
est embrasé d'amour ; lorsqu’elle
n existe plus que pour toi, tu la
laisses mourir. As-tu donc cru que
ma fille était insensible comme un
rocher, ou légère comme l’eau qui
reçoit toutes les images ? C’est sa
tendresse , le désir ardent de te
rendre heureux qui la tue : tu dé-
chire le sein de celle qui t’allaitait •
tu mords la main qui pansait tes’
plaies. Que ces Homrnes-barbus sont
féroces ! un guerrier ne tue pas les
H 5
j78 O D É R A H T.
femmes, les enfans de ses ennemis,
et tu ronges le cœur d’une femme
qui t’aimait; tu l’as déshonorée en
présence de toute la nation ! T u m’as
dit aussi que tu m’aimais ; combien
tu me trompais ! est- ce m’aimer que
de tuer toute ma famille en ne vou-
lant pas de ma fille pour ton épouse?
Je n’aurai pas auprès de moi d’en-
fans qui me ferment les paupières ,
qui viennent pleurer sous mon ar-
bre de mort ; Ourahou mourra sur
une natte solitaire; car quel est le
guerrier qui voudra de ma fille t
Odérahi ne peut en aimer un autre
que toi ; elle va mourir ! »
Il mit sa tête dans ses mains pour
cacher ses larmes , et après quelques
momens de silence il dit :
« Toi qui te prétends si supérieur
aux Hommes-rouges , apprends cjue
celui-là est méprisable, qui sacrifie
deux amis à son bonheur ! Tu ne
veux pas éteindre la flamme qui
bsule dans ton cœur pour une autre
femme ! tu n 'aimais donc Odérahi
que pour toi, patce qu’elle n’etait
occupée que de ton bonheur \ tu
ODERAH J.
Me renonces pas à ton épouse du
Midi , parce qu’elle est plus belle
qu Odérahi ; et pour avoir auprès
d elle plus de félicité , tu laisses ma
bile étendue sur sa natte. Eh bien,
pais , traverses les grandes-eaux p
\as revoir ta bien- ai niée ! mais en
parcourant (es forêts , regarde les
ourses , elles t'apprendront com-
ment tu aurais ciû te conduire : si
to enleyes un jeune oursin à sa mère,
elle te poursuivra ^ et s'exposera à la
mort pour sauver son fils : elle ne
pense pas alors que si elle meurt f
ses autres enfans mourront $ elles
entend les cris de celui qu’on lui
in vit j ils remplissent son cœur 7 elle
ne voit que lui et le danger qui le
menace ! tu aurais du oublier ton
épouse , ne voir de même que ma
fille étouffée par la douleur. Ah ï
que je voudrais que tu ne fusses
jamais entré dans ma tente ! que
me restera t ii quand je n’aurai plus
ma fille? je ne vivais que par elle,
je mourrai quand elle ne sera plus !
et bientôt le chagrin l'arrachera de
mes bras ! avant que tu fusses entré
H 6
i
> 12
rj
«
■
J
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180 ODER A H I.
dans ma tente, elle jouissait d’une
paix profonde ; son aine était cal-
me, comme la surface d’un lac pai-
sible ; mais à présen 1 , elle est agitée
comme un torrent 3 elle use son
corps ! ma fille , Famé de ma vie
dessèche sur mon sein ! la flèche
du chagrin a percé son ame ; mes
larmes ne peuvent la guérir ! elle
me montre son cœur, en disant :
mon mal est là ! et tu ne peux le
soulager !
» Oh ! ma fille ! ne pars pas pour
le pays des aines , ou bien emmène
avec toi ton malheureux père !
:» Et toi, mon fils, prends pitié de
■ ton père , prends pitié de ta jeune
amie ! Peux- tu , sans être touché de
compassion , voir ceux qui t ont
donné la vie , étendus sur leur natte
de mort? Allons , mon fils , sois son
époux ! tu rempliras mon cœur et le
sien de plaisir» ! Il me prit la main,
la serra sur mon cœur , et me regar-
dant avec tendresse : « Ce n’est pas
pour son bonheur , ajouta- t-il, c’est
pour le tien que je te conjure de la
prendre pour ton épouse ! la solitude
O D É R A H I. i8t
tue l'homme , le cœur a besoin d’ai-
mer : une femme, des enfans peu-
vent seuls le remplir ! Ils seront ses
soutiens jusqu’à la vieillesse. Celui
qui n’en a pas , trouve alors un
grand vide dans son cœur ; il est
bon chasseur, bon guerrier, habile
orateur; mais il n’a personne qui
l’aime ; l’ennui s’asseoit sur sa natte;
ilest Corinne le hibou solitaire; il n’a
personne pour essuyer ses larmes;
son pays même ne l’intéresse pas;
il n’y laissera pas, après lui, des
enfans dont il désire assurer le bon-
heur. Il sommeille dans la mort,
long- temps avant de partir pour le
pays des aines.
» Ciel ! tu restes immobile ! tu
ne me réponds pas ! Va-t’en de ma
tente, homme féroce, ta présence
me tue î ton cœur est plus dur que
celui des ourses qui ne dévorent
pas leurs parens. J’ai nourii un ser-
pent dans ma tente ; il a piqué ma
fille au cœur , elle va mourir ! »
Il cacha son visage dans ses mains;
la honte et lesremords me chassèrent
de sa tente ; je retournai dans celle
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} lif 'fi
182 O D E R A H I.
de mes amis ; mais je ne pus y res-
ter , je brûlais du désir de revoir
Gdérahi :
Omourayou m’avertit que son
père était allé dans les bois ; je me
glissai dans sa tente : Odéralii était
immobile sur sa natte ; ses pleurs
tombaient sur ses mains : je me
plaçai devant elle , et lui dis :
c< B< mne mère , voilà ton fils !
— Cruel bon-arni , combien tu
m’as trompée ! que tu me fais de
mal ! j’étais fière de t’aimer ; je disais
à mes compagnes : avez-vous un
ami aussi beau , aussi brave que le
mien? Non ! disaient-elles. J’espé-
rais être ton épouse , et boire avec
toi le plaisir jusqu’au moment où
nous partirions ensemble pour le
pays des âmes ! mais tu ne veux
pas que je sois ton épouse : mon
cœur sera rongé par le chagrin jus-
qu’à ce que la mort m’étouffe da^is
ses bras. Je la sens ! elle est assise
sur ma natte « son souille brûle ,
énerve tous mes membres ! Oui !
puisque je ne puis être ton épouse,
je vais partir pour le pays des aines ;
ODÉRAHI. i83
j’attendrai que la tienne vienne m’y
consoler ! même auprès du Grand-
père des hommes, je ne serais pas
heureuse sans toi ! mon ame errera
triste et solitaire dans la prairie que
ma nation y habite, jusqu’à ce que
tu viennes me rejoindre; je regar-
derai toutes les âmes qui arriveront
pour voir si la tienne est parmi
elles ; et lorsque je la reconnaîtrai ,
la mienne tressaillera de joie. Jus-
que-là je serai affligée 9 comme une
mère qui ayant perdu tous ses en-
fans , en rencontre quelques-uns ;
ceux qu/elle a perdus lui causent
plus de regrets que ceux qu'elle re-
trouve ne lui donnent de plaisir.
J’avais ouvert mon cœur à l’a-
mour , il m’avait donné une vie
nouvelle ; une douce flamme em-
brasait mon ame : j’étais comme
une fleur qui, dès les premiers jours
du printemps , s’ouvre aux rayons
du soleil ; mais le vent la flétrit 9
et le voyageur qui la voit desséchée ,
se dit ? quoi ! c’est là cette fleur si
belle ! Ton refus a flétri mon atnej
je dessèche , et bientôt ceux qui pas-
î84 O D É R A H I.
seront près de moi se diront : quoi !
c’e$t-là la belle Odérahi !
Mais pourquoi donc viens-tu
t’asseoir sur ma natte? tu ne veux
pas être mon époux , tu ne dois pas
rester dans ma tente. Est-ce pour
voir couler mes larmes , pour en-
tendre mes soupirs ? les sanglots
cl une jeune fille éplorée charment-
ils tes oreilles? Laisse- moi mourir
en paix sur ma natte ; je te dis
l’adieu de mort !
— Oclérahi , pourquoi veux - tu
prendre pour époux un guerrier
dont le cœur est dévoré par le cha-
grin ! la flamme de l’amour ne peut
plus 1 embraser ; il ne répondrait
pas a tes caresses ! tendre amie , je
craindrais de te faire partager mon
malheureux sort* un mauvais génie
s’est attache a moi • je suis son
esclave ; il se plaît à me voir pleu-
rer , et boit mes larmes : s’il te
voyait assise sur ma natte pour te
rendre heureuse , il te frapperait
aussi ; tu dois me fuir ! »
OJérahi me répondit avec feu :
€< J’aurais partagé ton sort; je me
0 D E R AH I. 18 5
serais mise devant toi pour détour-
ner ses coups ; je t’aurais soutenu :
réunis par l’amour, nous aurions
été plus forts contre la douleur !
mais tu ne m’entends pas : « Va-t’en
donc , ta présence me fait trop souf-
frir ! je suis comme un prisonnier
abandonné dans les bois ; il meurt
de faim au pied de l’arbre chargé
de fruits auquel on Ta attaché.
— Bonne mère, mon cœurnepeut
te quitter; il s’attache à toi, comme
lin enfant que l’on veut enlever à
sa mère : il passe ses bras autour
de son col, croise ses jambes au-
tour de son corps pour s’attacher à
elle. »
Odérahi cacha son visage dans
ses mains ; après un long silence ,
la douleur égarant son esprit, elle
me dit :
« Ah te voilà , bon-ami ! où as-tu
donc ete si long temps, pourquoi
quiîtes-tu ton Oderahi f tu ne veux
plus la voir, parce quelle pleure
sans cesse ! Ah !. je t’en prie, bon-
ami, restes auprès de moi, jusqu’à
ce que je parte pour le pays des
\
386 ODÉRAHL
arnes : car je mourrai bientôt, je le
sçns à mon cœur !
— Bonne mère , viens plutôt
avec moi dans les bois pour te dis-
traire !
- — Que j’aille avec toi dans les
bois ! Non ! non ! tu 11e veux pas
que je sois ton épouse , je ne dois
pas te suivre !
Avant que tu m’eus dit que tu
îie voulais pas de moi pour ton
épouse , j’aimais à t’accompagner
dans les bois : quelquefois des épines
me déchiraient les pieds , je me
disais : courage Odérahi , tu ap-
prends à être son épouse ! j’étais
forte , parce que l’espérance me
soutenait ; mais à-présent , je ne
pourrais plus marcher : je m’asseoi-
rais au pied d’un arbre pour pleurer,
comme une femme qui a perdu son
époux : je ne pourrais chasser le
chagrin ; il est là , dans mon cœur !
il le ronge, jusqu’à ce que le Grand-
être nie rappelle à lui !
— Douce Odérahi, tu veux donc
me quitter ; tu veux quitte1’ ton père,
et nous faire inouï ir de ta mort?
ODÉRAHI. j87
Que ferons-nous quand tu ne seras
plus auprès de nous? qui allumera
le feu de nos tentes ? qui préparera
les viandes que nous étions accou-
tumés à recevoir de ta main ? qui
éclaircira le ciel orageux de nos
pensées? Je suis triste, jusqu’à la
mort, de ne pouvoir être ton époux ;
mais ne puis-je conserver en toi une
sœur, une amie ?
— Ah! bon-ami, tu ne connais
pas toute la force du cœur d’une
femme qui aime ! Que je sois ton
épouse ou ton esclave, peu m’im-
porte, si je reste auprès de toi ! tes
malheurs m’ont touchée ; je m’at-
tache à toi, comme le chien à son
maître ! dans ton chagrin tu me
repousseras, mais je reviendrai au-
près de toij je dompterai et chas-
serai la mort , pour que tu ne restes
pas seul dans ta vieillesse : je ne
partirai qu’après toi pour le pays
des âmes ; et lorsque j’y arriverai,
je dirai a mes parens : j’aimais un
guerrier qui , ayant une épouse
dans son cœur, n’a pu me donner
sa loi y mais je suis restée sur sa
.
i88 O D É R A H I.
natte pour éloigner le chagrin : j’ai
prépare sa nourriture 5 j’ai conservé
à la nation un bon guerrier 3 à-pré-
sent qu il ne vit plus , je viens le
rejoindre dans le pays des aines.
Mes parens me répondront , cela
est bien !
* f
■ — Üdérahi, tes paroles me ravis-
sent ! oui ! conserves- toi pour mon
bonheur ! pour celui de ton père !
Mais j’entends le bruit des rames !
il va rentrer ! prie le Grand-être de
jeter des cendres sur le feu de sa
colère ! — Oui ! et je le prierai
aussi de te donner un cœur pour
Odérahi !
J’allai dans la forêt méditer , à la
sombre clarté des étoiles, les paroles
d’Odérahi : la nature était calme ;
mon esprit se plongea dans de tristes
réflexions sur la rigueur du sort qui,
non content d’entourer l’homme de
mille dangers , attache son existence
à celle des objets qu’il aime , et les
renverse du même coup; une voix
lente et lugubre me fit tressaillir ;
elle répéta trois fois : cc Ontéréé !
Ontéréé ! le Grand-être t’ordonne
ODÉRAHI. 189
d epouser Odérahi. « Une lueur ra-
pide éclaira , pour un instant, la
foret , et me fit entrevoir une ombre
fugitive qui disparut dans les ténè-
bres. Le trou bie de mon esprit passa
dans mon cœur, jusqu’à ce nue je
pensai que c’était une ruse em-
ployée par quelques jongleurs, dont?
la tendre et superstitieuse Omaïra
avait employé le secours pour son
amie. Souvent cette voix me pour-
suivit dans les bois , lorsque j’y
errais avec ma douleur. Une autre-
fois je fus attire vers un endroit par
un éclat extraordinaire , et trouvai
au pied d un arbre , entouré de
vers-luisans , le corps d’une colombe*
dont le sein était ensanglanté : on
avait gravé sur l’écorce de l’arbre
le profil d une jeune femme , dont
le cœur était percé d’une flèche ,*
pour m’indiquer qu’Odérahi mour-
rait bientôt, si je ne l’épousais pas.
Ces ruses , employées avec adresse et
succès pour tromper les incrédules
sauvages , 11e pouvaient agir sur
mon esprit, mais elles faisaient sur
mon cœur une impression profonde.
\ I0HÏ?
i K
. «i iSv
si 1 4 r
O D E R A H I.
Lorsque je rentrai dans la tente
d’Oman a , je la trouvai prête de
donner un enfant à mon ami, qui
Sautait de joie autour de son épouse.
... Elle déposa doucement son fils
sur sa natte, sans jeter un cri ! la
nature épargne les douleurs à ceux
qui suivent ses lois : Omaïra se leva
sw le champ , et nous allâmes , selon
l’usage , offrir l’enfant au grand-
fleuve , et le laver dans ses eaux.
Tous les amis des jeunes époux vin-
rent à la fête , excepté Odéralii ,
que la douleur retenait dans sa
tente.
Mais quelques jours après, pen-
dant qu’Omourayou était allé à la
chasse, je vis à travers les arbres
Odérahi s’avancer vers notre tente :
elle était triste, et paraissait avoir
oublié ses dernières résolutions.
J'avertis Omaïra, et me cachai der-
rière les tonnés de riz.
Odérahi s’assit auprès de son
amie , dont l’enfant donnait à côté
tLelle, « Que tu es heureuse , dit-
O D Ê R A H I. Î91
elle d’une voix animée , tn as reçu
sur ta natte le guerrier que tu ai-
mais! à- présent que tu as un enfant,
toute Omaïra n’est que plaisir !
Tu le manges de caresses ! quelle
Yolupté pour toi de sentir ton lait
sortir de ton sein pour se répandre
dans ses veines ! Le bruit de ses
lèvres avides te plaît mieux que le
chant des oiseaux : pour moi , je
sèche comme une fleur que le soleil
brûle , et que la rosée ne rafraîchit
pas. Beaucoup de guerriers sont
venus s’asseoir sur ma natte; mais
celui que j’aime ne veut pas de moi
pour son épouse : Odérahi ne don-
nera jamais d’enfans à sa nation !
» Vois donc , Omaïra ! ton fils me
tend les bras, il me prend pour sa
niere ! Non ! non ! tu te trompes !
mes mamelles seront toujours ari-
des; je ne puis te donner à boire
que mes pleurs ! Chère Omaïra,
nous ne pourrons jamais changer
nos en fans ; toi nourrir le mien , et
moi nourrir le tien .pour qu’ils s’ai-
ment en frères, qu’ils nous chéris-
sent toutes deux comme leurs mères»
ï92 odérahi.
Non ! Oderahi ne donnera jamais
d’enfans à sa nation ; quelle honte
pour elle ! que de regrets ! Si la
douleur ne m’étouffe pas , si les
mauvais génies me laissent vivre ;
je vieillirai dans une tente solitaire }
je serai méprisée comme une sor-
cière , dont tous les enfans de la
cabane se moquent, parce qu’elle
n’a personne qui la fasse res-
pecter.. 53
Elle cacha son visage dans ses
mains , et dit en pleuran t : « Bientôt
tu verras Odérahi étendue sur sa
natte de mort ! peut-être alors le
guerrier qu’elle aimait , poussé par
le repentir, viendra-t-il s’y asseoir;
mais il n’y trouvera plus qu’un ca-
davre : il pleurera sur moi , et ses
larmes ne me réveilleront pas »
Les paroles cl’Odérahi perçaient
mon cœur comme des traits de feu ;
je lui dis ,en sortant de ma retraite :
<c Pourquoi ne veux-tu pas prendre
Tatongo pour époux F i! est brave
et d’un caractère doux. — Bon-ami ,
je te croyais d’un bon cœur ; est-il
plus dur que celui d’un lroquois
qui
O D É R A PI i: ï93
qui a laissé un esclave attaché à. un
atbie, lui montre de loin des fruits,
et lui dit, en se moquant de lui :
« Pourquoi ne manges-tu pas ? » Si
tu ne peux m’aimer , prends du
moins .pitié de celle que tes refus
font mourir ! Si tu voyais une jeune
femme en pleurs , tu chercherais à
la consoler , et tu irrites mes cha-
grins ! Tu rne parles sans cesse du
jeune Tatongo ; tes paroles me dé-
chirent, tu sais que je n’aime que
toi ! si tu me dédaignes, laisse -moi
du moins mourir en paix sur ma
natte !. .
Mes paroles sont dures , comme
celles d’un guerrier en colère ; pau-
vre bon ami , elles t’affligent ; je t’en
demande pardon ! la douleur égare
mon esprit $ mais ne t’ai-je pas dit
mille fois que mon cœur était plein
de toi ! comment pourrai-je épouser
un autre guerrier ? Si tu ne peux
m aimer comme ton épouse, parce
que bien aimée a laissé son image
dans ton esprit , son ame dans la
tienne , Odérahi ne peut aimer
qu Ontéréé , parce que son ame est
lit >'!' •
j94 O D E R A H I.
remplie de la sienne. . . Je sens que
je meurs ; mais je veux te donner
tous les instans tle ma vie. Si j’étais
l’épouse d’un autre guerrier, je ne
pourrais plus préparer ta nourri-
ture, m’asseoir dans les bois auprès
de toi ! et pourrai- je te voir errer
seul dans les forêts , comme un père
qui n’a plus d’en fans ; me chercher
dans les retraites où nous nous
asseyons, pour me dire toutes les
paroles qui se seraient accumulées
dans ton cœur ! Non ! je veux rester
auprès de toi jusqu’au moment où
je partirai pour le pays des âmes !
j’ai appelé la mort , elle vient a pas
lents \ je voudrais à* présent !a chas-
ser pour rester à côté de Bon-ami ;
mais elle ne veut plus retourner sur
ses pas. Tu as perdu bieruaimée , et
tu vis encore , parce que tu es fort
comme un guerrier ; j'ai perdu mon
époux, et je meurs, parce que je
suis faible, comme une femme qui
aime y mon cœur s était attache
au tien , comme une vigne flexi-
ble à un arbre qu’elle embrasse de
ses rameaux : tu me détachés de
tç>ij je rampe sur la terre, comme
; ODÉRAIU i95
la vigne séparée de son appui. Je
le sens à mon cœur ! je rdai pas
beaucoup de lunes à vivre , mais je
veux les passer auprès de bon- ami ;
et lorsque mon ame aura quitté
mon corps 5 elle brûlera toujours des
mêmes feux : mes derniers regards
s'arrêteront sur toi, comme ceux
d’un jeune guerrier qui quitte sa
nouvelle épouse , pour aller à la
guerre; il ne cesse de se retourner,
jusqua ce que l’espace la lui dé-
robe* . . . Peut être n’aimes- tu pas à
voir toujours a tes côtés une femme* *
en pleurs ; mais c'est toi qui les fais
couler : si tu rencontrais dans les
boîsune femme percée d’une flèche,
tu la soutiendrais dans tes bras , tu
écouterais scs dernières paroles; tu
recevrais son dernier soupir : ne
peux- tu recevoir celui de la triste
OJérahi P :» > -
Omafra , vivement touchée de la
douleur de son amie, me dit :
« Tes yeux peuvent ils voir, sans
que tu sois attendri , les yeux d’O-
der a hi baignes de pleurs? son sein,
palpitant ne peut - il* amollir toii
la
î96 O DÉ R À HI.
cœur ? cependant , il n’est pas dur
comme celui d’un lroquois. Je t’en
conjure par l’amitié que tu as pour
moi , par les liens qui t’unissent a
mon époux ; je t’en conjure par le
Grand être , ne laisse pas mourir
Odérahi ! Si je ne la voyais plus,
le chagrin tarirait mes mamelles ,
et mon enfant, le fils de ton ami ,
périrait auprès de moi ! Je t en con-
jure au nom de son père , qui mour-
rait avec lui ; au nom de toute la
nation dont Odérahi est le plus bel
ornement ! Que faut- il donc faire
pour t’attendrir? si je te voyais dans
le danger , je m’exposerais à la mort
pour te sauver ; je ne verrais plus
mon époux , mon enfant ni mon
amie ; je ne verrais plus que toi
f>rêt à périr : je me placerais devant
a flèche qui volerait à ton cœur !
Fermes de meme tes yeux à ta pa-
trie , à ta bien- aimée , ne vois qu O-
dérahi prête à mourir !
. » Est-ce que tes pèr;es ne t’ont
pas dit qu’il fallait tout sacrifier
pour sauver, un ami; que telle est
la volonté du Grand-père des
hommes !
»
O D E R À H I. 397
>3 Allons , que ton cœur s’ouvre à
la pitié ! chasse la mort de la natte
d'OJérahi ! rie tue pas en elle la
famille d’Oürahou , celle de ton
ami; elle est Parne de ces deux fa-
milles ! Si mon enfant pouvait par-
ler , il te tendrait les bras , en te
conjurant de ne pas faire mourir sa
seconde mère !
33 Ya donc au milieu de la place
publique, appelle les chefs , et dis-
leur : je veux être Pépoux d’Odé-
rahi : >3
- Elle versait des larmes abondan-
ces 0 lorsqu’Oorahou entra dans la
tente : cc Ma fille, dit- il, pourquoi
me laisses-tu seul sur ma natte r sou-
tiens ton pauvre père ! il succombe
sous le poids de Sa douleur , comme
un vieux arbre que les vents ont ren-
versé. »
Elle sortit avec son père, je dis
à sa jeune amie :
4 cc Tes paroles sont descendues
clans mon cœur , elles y retentissent ;
je vais attendre que ton mari soit
de retour , nous les méditerons en-
semble, »
13
39S ODERAHI.
Omourayou revint , et je lui dis :
«c Je m’adresse à la sagesse de ton
esprit, écoute mes paroles :
» J’ai vu les yeux d’Odérahi rouges
de pleurs , son sein palpitant , et son
père courbé sous le poids de la dou-
leur 5 j’ai vu ton épouse verser des
larmes sur sa malheureuse amie ; ce
spectacle a changé mon cœur , je ne
veux pas qu’Odérahi meure sur sa
natte , que son père parte avec elle
pour le pays des âmes 3 je désire la
prendre pour épouse. 7
— Tes paroles , mon ami , sont
plus agréables pour moi , que ne le
furent celles d’Omaïra , lorsqu’elle
me dit qu’elle m’aimait ! Mais un
nuage trouble ma joie; as-tu donc
oublié que tu as offensé ton père et
toute la nation? Comment pourras-
tu éteindre leur colère ? il faudrait
que tu devinsses un homme nou-
veau ; il n’y a que la victoire qui
puisse te changer ainsi à nos yeux.
— Tes paroles sont douces comme
le miel pour mon cœur aigri par le
chagrin; va mettre ce baume sur les
plaies d’Odérahi et de son père !
O D È R A H I. 1 99
- — Nous allons partir pour la
grande chasse , qui amène presque
toujours la guerre ; cache jusque-là
ton projet : si tu tombais sous le
casse-tête , Odérahi , trompée par
l’espérance, périrait de douleur.
Nous partîmes, en effet, pour la
chasse ; je laissai Odérahi triste et
languissante sur sa natte : lorsque
nous fûmes arrivés au lac la Pluie ,
une troupe de Chippevais se réunit
à nous , pour chasser à l’ombre de
l’arbre de la paix. Un de nos chas-
seurs blessa un chevreuil qu’il pour-
suivait , lorsqu’un chasseur Chippe-
wais le tua, et ne voulut pas le lui
rendre, malgré l’usage ; il poussa le
cri de guerre ; les jeunes gens se
rassemblèrent autour de moi. Après
avoir mis en fuite les Chippewais ,
peu nombreux , nous allions atta-
quer leur plus proche village, lors-
que nous rencontrâmes une troupe
dé vieillards qui nous offrirent le
rameau de paix (i). La joie le fit
fleurir dans mon cœur; je le portai
( 0 Branche Je wampum.
/
200 O D E R A H T.
à la tente des vieux chefs, qui le
reçurent, et donnèrent des présens
aux députés. Je rentrai sur-le-champ
dans !a tente de mes amis, qui allè-
rent chercher mon père, et lui di-
rent : ce Voilà ton fils ! c’est un
homme nouveau : il a soutenu l’ar-
bre de la paix, il peut être l’époux
de ta fille ! — Oui , bon père , je
veux être l’époux d’Odérahi , afin
que vous ne mouriez pas ; car je
vous aime dans mon cœur !
— Que tes paroles sont douces !
ma fille ne mourra pas ! tu me fais
boire le plaisir (il dansait autour
de moi), « car ma fille desséchait,
brûlée par le feu de l’amour ; tes
paroles vont rafraîchir son cœur !
Viens avec moi verser ce baume
dans son cœur ! mais prends garde
que la joie ne la tue plus promp-
tement que la douleur ! Hélas ! je
crains bien qu’elle ne puisse plus
entendre tes paroles , que son cœur
ne puisse plus recevoir le plaisir :
depuis si long temps le chagrin la
desséche ! Oh ma pauvre fille ! si
tu ne pouvais plus vivre pour moi !
TgjrtH....» ■wrrivrr
O D É R A H ï! soi
Grand-père des hommes ! arrête tes
regards sur Odérahi ! sur celle que
tu te plus à rendre semblable aux
bons esprits ! que ton souille puis-
sant la ranime ; que le feu de tes
yeux rallume dans son sein laflamme
de la vie ! >:>
Je suivis Ourahou ; il me dit :
« La vue de ma fil ie va percer ton
cœur ! peut-etre ne la reconnaîtras-
tu pas; le chagrin l’a desséchée !
ses larmes ont brûlé ses joues ; il
n’y a que ses yeux qui brillent en-
core du feu de la tendresse ; toute
son aine y respire. Prends courage,
mon fils ! combien je t’aimerai ! tu
auras donné la vie a toute ma fa-
mille , à moi même : il est si dur
pour un père de voir sa fille mourir
dans ses bras ! » . :
Nous entrâmes sans bruit dans la
tente d’Odérahi : elle était endormie
sursa natte; je me plaçai près d’elle,
et pris doucement sa main que je
baisai , en la baignant de larmes *
Car la vue de son visage , de son
sein flétris par le chagrin', déchirait
mon coeur , comme celui d’une mère
I 5
ï ,
i
£02 ^ ODER AII I.
qui voit étendu sur la terre , son fils
percé d’une flèche.
Mes sanglots la ré veillèrent :« Ah !
te voilà ! dit- elle dune voix trem-
blante, ta vue verse le plaisir dans
mon cœur : tu aurais bien dû ne
pas me quitter., je n’aurais pas eu
tant à souffrir î
— Douce Odérahi , ton père et
ton ami viennent verser le baume
de la joie sur les plaies de ton cœur j
y appliquer des plantes fraîches
pour le guérir. Je suis un homme
nouveau ; j’ai soutenu l’arbre dç la
paix ; j’en ai cueilli des feuilles pour
les poser sur ton amc irritée par
mon refus.
— Bon-ami: î jamais mon cœur n’a
dîé aigri contre toi : je t’amie , et la
femme qui aime se laisse tourmenter
par son ami sans se plaindre, comme
l’orignal qui verse dès pleurs au lieu
de se défendre. »
Omourayou et son épouse entrè-
rent dans la tente, et) lui dirent :
Odérahi, réjouis- toi î voilà ton
ami ! le père des hommes a changé
&on cœur j il a quitté l écorce du
r-.V-'v;
^ V _ V . -v*" * ' ;i v‘ ~ ■ '
■ODÊRAH I. - ao3
Nord , pour se vêtir de celle du
Méchassipi.
- — Oui , douce Oclérahi , je l’ai
quittée pour que la douleur ne te
tuât pas ! hâte toi de te lever de
dessus ta natte ! O naïra te conduira
à la tente du malade $ l’ean jetée
sur les pierres roupies au feu , fera
sortir de ton corps le mal qui te
tourmente ; tu renaîtras comme une
fleur , et le bonheur viendra s’as-
seoir avec moi sur ta natte.
# — Bon- ami , tu fais couler le plai-
sir avec trop d’abondance dans mon
cœur ; il me suffoque, il trouble mes
>z>
Elle garda quelque temps le si-
lence , pour méditer mes paroles,
puis se ranimant, elle essaya de se
tenir debout 5 me prit la main et
me dit : * Comment , bon-ami , tu
peux donc oublier ton épouse du
îsord? tu es un homme nouveau
tu pourras donc être l’époux d’O-
dérahi ? ^
Je lui répondis par un sourire.
« Ton cœur est bon corn ue celui
du Grand-père des hommes ; niais .
I 6
'v -4- -• .
'■j'T'yK-'
ao 4 O D É R A H î.
bon-ami, je ne veux pas que tu
/i/k •»• • / 1 f •
effaces bien-aimée de ta mémoire;
faisdà venir sur les bords du grand-
fleuve ; je Tairneraicomme ma sœur,
et nous serons toutes deux tes
*
épouses. >5
Ses forces l'abandonnèrent , elle
se laissa tomber sur sa natte , et la
plus vive douleur se peignit sur son
pâle visage : elle ajouta d’une voix
presque éteinte :
c< Car si tu n’avais que moi pour
épouse , ta natte serait bientôt soli-
ODERA H I. - 20 5
très m’y recevront dans leur tente ,
je leur dirai : « J’étais l’épouse d’un
brave guerrier ; mais la mort m’a
tuée avant que j’eusse des enfans ! »
Omourayou revint avec les plan-
tes qu’il venait de cueillir : Omaïi a
en exprima le jus , et le présenta à
son amie.
ce Je veux bien , dit-elle , boire
ce breuvage pour plaire à bon-aini j
mon corps vivra encore aujourd’hui,
peut-être demain ; mais mon cœur le
tuera bientôt : c’est lui qui est blessé,
vous ne pouvez le guérir ! »
Son sang agité égara son esprit ;
tantôt elle disait : « Préparez donc
mes nattes , mes tresses , tous mes
ornemens; et toi, bon-ami, habille-
toi en jeune guerrier ! Allons, mon
père, peins -toi de couleurs nou-
velles , je vais me lever ; nous irons
dans la place $ je dirai à bon-ami :
je veux être ton épouse ! il me ré-
pondra: je veux être top époux ! et
mon cœur boira le plaisir ! »
_ Le petit enfant d’Omaïra dormait
sur une natte ; elle me dit : « Bon-
ami ; pourquoi laisses-tu notre fils
■ • - - . - ’>
206 O D Ê R A H I.
dormir si long-temps ? apporte-lè
moi-, que je lui présente mes ma-
melles, » Nous versions des larmes,
elle ajouta : « La douleur égare mon
esprit ! Je suis assise sur la natte de
mort , je ne me lèverai pas pour
aller avec toi te dire : « Je veux être
ton épouse ! »
Ses forces l’abandonnèrent 5 elle
}>arut plongée dans le sommeil de
a mort-, et cependant, semblable
à une liane dont on a coupé le
tronc , et qui tient toujours serré ,
même après sa mort , l’arbre qu’elle
aimait , Odérahi tenait ma main
dans la sienne : je ne pouvais la
quitter ? sans que , par une sorte
d’instinct , elle ne la cherchât : elle
était agitée jusqu’à ce que je la lui
eusse rendue , et alors son visage
était plus calme ; elle la pressait sur
son cœur : j’étais obligé de rester
auprès d’elle dans une attitude gê-
nante , le plus léger mouvement
éveillant ses alarmes , et resserrant
ses étreintes. Ourahou , assis sur sa
natte , la tête dans ses mains, était
immobile , comme Toiseau qui ca-
< <
IL~3t.'J-~Mi m JF MW?'*——
• ODÉRAHI. 207
che sa tête dans ses ailes, en atten-
dant la mort : Omourayou debout,
la tête appuyée sur son coude posé
contre le pilier de la tente , regar-
dait tristement Odéralii ,et ses yeux
étaient baignés de pleurs : Omaïra
préparait les breuvages, cherchait
à placer son amie dans la situation
lapins commode , et prenait à peine
le temps de nourrir son fils $ enfant
infortuné qui buvait avec son lait
les larmes de sa mère l
Odérahi s'éteignait dans nos bras
comme un flambeau qui n'a plus
d’alimens : la mort était assise sur
sa natte ; son horrible présence fai-
sait tressaillir nos âmes ! nous étions
tristes , corames des hommes que
l’on va tuer. Quand la fièvre rendait
à Odérahi une partie de ses forces ,
elle nous tenait des discours d’une
expression déchirante,
« Je te demande pardon , bon-
ami , disait-elle, de partir avant
toi pour le pays des âmes l j’aurais
du ne pas quitter la terre avant toi ,
afin que tu ne pleurasses pas sur
ma natte de mort ; j’aurais dû me
O D É
A H I.
contenter de ton amitié ! je sais que
ma vie est nécessaire à la tienne :
je t’avais dit qu’il m’importait peu
d’être ton épouse ou ton esclave ,
pourvu que je fusse auprès de toi ;
mais le chagrin a troublé ma raison ;
il m’a empêché d’entendre la voix
du Grand être ; il a pesé sur mon
arrie, et l’a brisé , comme le hibou
bri se le jeune arbre sur lequel il se
repose. ?
» Je te vois me cherchant dans
les bois , t’arrêtant dans les lieux où
nous nous sommes assis ; je t’entends
te dire à toi-même , en pleurant :
c’est ici qu’était Odérahi ; mais elle
n’y est plus ! et tes larmes coulent
en abondance. Quand tu iras chez
tes amis , tu marcheras triste et
solitaire ; en entrant dans leur tente,
ils te demanderont : où est ton
Odérahi ? tu n’auras pas la force
de répondre ; tes larmes diront pour
toi : Odérahi n'est plus ! Souvent
dans les ténèbres , tu verras mon
ame dessinée sur la toile de ta tente ,
ou passant à travers les arbres de
la forêt ! tu portes mon image sur
ODERAHI. 209
ton cœur; elle se changera en une
plaie profonde, que tu ne pourras
guérir.
*> Je vois mon père seul sur sa
natte , pleurant nuit-et jour, sans
prendre de nourriture , jusqu’à ce
qu’il vienne me rejoindre dans le
pays des âmes Ourahou , bon-
ami , ne pleurez pas ! Mon arrie
voltigera sans cesse autour de vous !
quand vous irez dans les bois, vous
entendrez ses soupirs mêlés au mur-
mure des vents ! quand, au milieu
de la nuit, vous serez plongés dans
vos tristes pensées ; vous entendrez
sa voix fugitive , comme celle de
l’écho ; elle se mêlera aux chants
de mort des jeunes femmes qui pleu-
reront sur sa tombe : quand vous
viendrez, pendant la nuit , y verser
des larmes , elle fera tressaillir vos
cœurs ! Et toi, pauvre bon-ami, tu
brûleras d’amour pour Odërahi ,
qui ne sera plus ! tu connaîtras
toute la force de mon attachement,
lorsqu’il ne pourra pins faire ton
bonheur ! »
Sa voix s’éteignit j elle resta une
J
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jkV' &kjl.
■I . ' ■ % l 9
il '
1 /' ' • , N '
| f .
210 O D É R A H I.
nuit entière sans parler : le lende-
main , elle parut vouloir se ranimer,
pour dire à son père :
^ Bon-père Ourahou , pardonnes
à bon ami ! tu vois qu’il renonce à
son épouse du Nord , pour être ton
fils ! aime- le toujours ! laisse-le se
reposer sur ta natte $ ce n’est pas
lui qui est la cause de ma mort.
Lorsque les Chippewais-m’ont fait
prisonnière, je n’aurais pas voulu
être l’épouse de l’un d’eux ; bon-
ami n’a pu me prendre pour son
épouse, il en avait une autre dans
son cœur. Je t’en prie , Bon-père ,
reçois-le sur ta natte ! lorsque mon
arne reviendra près de toi, elle sera
triste et désolée , si elle ne le voit
pas à tes cotés !
» Et vous , Omourayou , Omaïra,
recevez mon père et mon époux
dans votre tente ! adoptez l’un pour
votre grand-père , l’autre pour votre
frère ! ne les laissez pas seuls dans
leur cabane , qui sera vide quand je
n’y serai plus. La loi de notre pays
et mon cœur vous invitent à satis-
faire ines derniers désirs ! Ne s ouf-
O D E R A II I. 211
frez pas que mon aine ressente après
ma mort l’atteinte de la douleur ;
j’ai assez souffert pendant ma vie ! »
Odérahi eut une crise violente ,
dont les accès réitérés nous rem-
plissaient de frayeur ; lorsqu’elle fut
calmée, elle dit en soupirant :
« Adieu , Bon- père ! Adieu Bon-
ami , l’époux de mon cœur ! Adieu !
Omourayou, Omaïra , les amis de
ma jeunesse ! mon ame s’en va !...
Encore , si je pouvais espérer de
vous revoir dans le pays des âmes ;
mais hélas ! le Grand-père des
hommes ne me recevra peut-être
pas dans sa tente ; il me dira , lors-
que je voudrai y entrer; va t’en ! tu
as troublé l’ordre de la nature; tu
m’as désobéi !
•* \ "■ t » '
Bon-ami , « ajouta t-elie en me
serrant la main , en m’invitant par
signe à approcher mon oreille de
sa bouche « : un grand fardeau pèse
sur mon cœur , soulèves- le avec
moi ! Le chagrin avait égaré ma
raison ! mon esprit n’a plus entendu
la voix du Grand- être , qui me dé-
fendait de quitter la yie : réunis* toi
212 O D E R A H I.
à mon père , à mes amis ; que leur
enfant élève avec vous ses mains
vers lui pour obtenir mon pardon !...
Quoi ! il faut te quitter ! iï faut re-
noncer au bonheur de t’aimer !.. Ah !
garde bien le souvenir d’une femme
qui t’adorait ! x> Elle me serra la
main avec force ^ses yeux brillaient
d’une flamme surnaturelle : « Me
pardonnes- tu } ajouta-t elle , de te
quitter au moment où l’amour en-
trait dans ton cœur !... Adieu !
bon-ami ! le poison que j’ai mangé
me tue!
— Oh mes amis ! m’écriai je !
Odérahi s’est empoisonnée ! cueillez
à la hâte de ces fruits qui chassent
la mort !
Omourayou , plus rapide que
l’éclair , courut en chercher ; mais
il nous fut impossible d’ouvrir la
bouche d’Odérahi , la mort avait
posé la main sur sa victime.
Ee poison lent qui la consumait
atteignant son cœur, tous ses mem-
bres, ses joues, son sein desséchés
se gonflèren t? et repriren t leur forme
naturelle; son visage s’embellit du
ODÉRAHI. 2i3,
* A *' * 1 * ;
coloris de la jeunesse : elle était
belle comme un esprit, mais immo-
bile; la mort parait sa victime pour
aiguiser notre douleur. Ses yeux
étaient fixés sur moi. sans mouve-
• ' i
ment : son corps continuant à s’en-
fler , perdit bientôt tonte sa beauté ;
des taches livides chassèrent les
couleurs de son teint ; sa main
y
quitta la mienne ; il sortit un éclair
de ses yeux : elle expira.
Nous nous précipitâmes sur elle,
comme une mère sur son enfant
qu’une flèche vient de frapper ; nous
nous écriâmes : « Odérahi ! Odé-
ralii ! ne nous quitte pas ! . .. cc Elle
est morte ! dit Omourayou d’une
voix lugubre; » et nous tombâmes
tous, comme des guerriers frappés
par le casse tête.
Ourahou , Omourayou , égarés
par la douleur , se perçaient les
bras avec leurs flèches ; Omaïra se
faisait des entailles profondes dans
les jambes avec une coquille ; ils
faisaient couler leur sang sur Odé-
rahi en poussant des cris aigus.
Leurs lamentations douloureuses
- ■ **''*!? ■ i
214 ODER A HI.
appelèrent des guerriers, qui, voyant
Odérahi étendue sans mouvement,
réunirent leurs cris à ceux de mes
amis, et se firent, comme eux, des
blessures profondes.
Je restais immobile auprès du
corps d’Odérahi , comme un époux
frappé de la foudre dans les bras
de son amie : Ourahou , soutenu
par deux guerriers , car toutes ses
forces s’étaient écoulées avec son
sang, Ourahou me dit d’une voix
forte 9 mais souvent interrompue
par les sanglots :
cc Tu as brûlé le corps de celle
qui t’avait sauvé des flammes ! tu
as déchiré le cœur d’Odérahi qui
t’avait détaché du poteau de mort ;
tu as tué ta mère ; tu m’as tué, moi
qui f avais donné ma fille poiir
épouse ! ta vue enflamme ma colère ;
va-t’en ! ta présence souillerait son
corps ! va dans les forêts où repo-
sent les os des Hommes-barbus tués
par les Hommes-routes, dis leur :
Guerriers, réjouissez- vous ! que vos
os tressaillent d’allégresse ! j’ai tué
la fille d’un chef; j’ai tué la plus
*
ODÉRÀHI. ai5
belle des femmes rouges , l’or-
nement de toutes les nations de
l’Ouest !
Qo and les remords dévoreront
ton cœur , tu iras pleurer sur sa
tombe ; mais tu n’y trouveras plus
qu’un spectre de feu , reste de la
flamme céleste, dont le Grand-père
des hommes l’avait animée : ce
spectre effrayé s’envolera devant
toi. Son image te suivra jusqu’au
tombeau, comme un cadavre que
l’on attache au corps de celui qui
l’a tué ,pour le punir de son crime! >*
Mon ame plia sous le poids de la
malédiction de mon père, comme
le voyageur plie sous le poids de la
foudre qui le frappe. Deux guerriers
me prirent par la main : «Eloignes-
toi , me dirent-ils, ne fais pas de
peine à ton père ! la douleur égare
son esprit \ il ne reconnaît pas son
_ füs ; mais son cœur est bon , il te
recevra encore sur sa natte.
Omoiirayou me conduisit à sa
tente $ je marchais , enveloppé des
ténèbres du trépas , à travers les-
quelles je voyais Odérahi , belle
(
rxiô ODERAHI.
comme une fleur , étendue sur sa
natte de mort; j’entendais les cris
de son père , d’Ümaïra ; mes forces
m’abandonnaient ; Omourayou me
soutenait dans ses bras.
Il me laissa seul un instant , pour
voler auprès de son épouse : alors ,
poursuivi par les cris lamentables
qui déchiraient mon cœur , je pris
la fuite dans les bois ; et là, sem-
blable à un orignal blessé, qui at-
tend la mort sous son buisson , je
restai jusqu'au jour suivant, sans
m’apercevoir que le soleil avait déjà
quitté la terre ; car mon aine était
absorbée par la douleur.
Des cris plaintifs qui retentis-
saient dans mon cœur, me réveil-
lèrent du sommeil de la mort :
c'étaient les parens d’Odérahi qui
portaient son corps à la forêt. Ils
passèrent si près de moi , que je
distinguai mon père , mes jeunes
amis, et toutes les femmes qui ai-
maient Odéraiii. Elles déchiraient
leurs nattes et leurs tresses, se frap-
paient la poitrine , élevaient vers
le ciel leurs bras et leurs yeux
inondés
ODERAHL sï7
inondés de pleurs , et se faisaient
des entailles profondes, pour ex-
primer leurs regrets.
La crainte de troubler le cortège
me retint aux pieds de l’arbre près
duquel j’étais : je souffrais plus
qu’un prisonnier attaché au poteau
de mort; leurs cris portaient sur
mon cœur. Lorsque je vis passer
près de moi le corps d’Odérahi en-
veloppé dans des fourrures , et porté
sur des branches par quatre jeunes
liües éplorées , je rompis mes.liens,
et me reunis aux guerriers qui sui-
vaient le cortege ; je me perçai les
bras avec des dents de poissons 9
afin que la douleur pût me distraira
de tourrnens plus cruels. Les guer-
riers m’aperçurent et me placèrent
au milieu d eux , pour me faire sui-
vre le corps jusqu’à l’arbre sur les
blanches duquel on le déposa.
Toutes les jeunes amies d’Odérahi 9
son pere , Omourayou , Omaïra sa
coupèrent les cheveux et les sus-
pendirent aux branches de l’arbre
ou les posèrent sûr l’herbe au^
dessous du corps \ les guerriers
K
318 ODÉRAHI.
et les femmes chantèrent tour* à-
tour :
C HOE U R*
T
«<ï Odérahi ! pourquoi partir sitôt
pour le pays des âmes? belle comme
une fleur, tu ne devais pas quitter
la terre avant d’avoir donné des
fruits à ta nation !
Les Guerriers.
» » ■' •
Quand nous pleurions sur les
corps de nos épouses , de nos en-
fans , ta voix se joignait à nos tristes
accens , nous nous taisions pour
t’entendre ; on eût dit que la voix
consolante du Grand être soutenait
notre courage ; elle faisait couler
nos larmes avec plus d’abondance !
Qui nous eût dit alors que nos
pleura couleraient bientôt sur ta
tombe !
Les F em mes,
Odérahi ! tu étais la plus belle des
Nadouëssises) tous les jeunes gens
' * ; V-
ODÉRAHI. 219
s'empressaient autour de toi, en di-
sant : que je serais heureux de La-
voir pour épouse ! mais tu ne les
écoutais pas , et celui que tu aimais
n a pas voulu de toi ! Le chagrin a
troublé ton esprit , a égaré ton
coeur; et toi ! qui étais si belle, si
douce et si bonne, toi dont laine
devait s’envoler paisiblement vers
le Grand-être, comme l’oiseau qui
regagne son nid , tu es morte dans
les contorsions du désespoir ! le
poison a détiré tes nerfs ; un leu
dévorant a brûlé tes chairs , dessé-
ché ton sang • tu as péri comme
une fleur brûlée par le soleil ; il ne
nous reste plus d’Odérahi qu’un,
corps inanimé ; son a me est partie
pour le pays des âmes : celles de
nos peres s’assembleront autour
d elle, et lui diront en gémissant ;
CfiOEüa,
Oderahi! pourquoi venir sitôt dans
le pays des aines? belle comme une
fleur , tu ne devais pas quitter la
terre avant d avoir donné des fruits
à !*a nation l
K 2
. •:
■y. ,
H
O D E R A H I.
Les Femmes.
Grand-père des hommes , reçois
Odérahi sur ta natte ! pardonne-lui
d’avoir quitté la terre avant que ta
voix l’eût appelée auprès de toi !
ne pouvant plus supporter le poids
de la douleur, elle s’est jetée dans
tes bras paternels ; pourrais-tu la
repousser ?
Les Guerriers.
Grand-père des hommes , reçois
l’ame d’Odérahi dans ta tente !
toute la nation des Nadouëssis élève
vers toi ses mains suppliantes pour
obtenir son pardon : Arrête tes
regards sur tes enfans! écoute leurs
voix qui s’élèvent vero toi , du mi-
lieu du vallon dans lequel ils sont
rassemblés !
Les Femmes.
Et vous , grands-pères des Na-
douëssis, recevez au milieu de vous
O D É R A II I. aai
Famé d Odérahi ! essuyez ses pleurs;
car elle gémira sans cesse , errante
et plaintive, jusqu’à ce qu’elle soit
réunie à celui qu’elle aimait !
C H OS U R*
Odérahi ! pourquoi partir sitôt
pour le pays des aines? belle comme
une fleur, tu ne devais pas quitter
la terre avant d’avoir donné des
fruits à la nation ! »
Les sanglots redoublèrent après
ces tristes chants ; la nuit couvrit ce
spectacle de son voile sombre ; on
alluma des flambeaux ; Ourahou fit
alors retentir les airs de ces doulou-
reux accens :
« O ma fille, pourquoi partir si-
tôt pour le pays des âmes? tu laisses
ton malheureux père étendu sur sa
natte de mort !
» J’ai vécu trop long-temps ! ma
fille part avant moi pour le pays des
âmes : brulee par le leu de l’amour,
elle s est dessechee dans le sein, de
son malheureux père !
» Odérahi ! la fille de mon cœur !
g
Ü22. ODE R A H I.
pourquoi partir si tôt pour le pays
des âmes ! tu laisses ton malheureux
père assis sur ta natte de mort ! son
feu va s’éteindre) toutes les plaies
de son corps vont se rouvrir : il ne
rallumera pas son feu ) il ne pan-
sera pas ses plaies ; il attendra la
mort, parce que tu n’es pas auprès
de lui J
y O mes frères ! vous avez vu sou-
vent mes yeux se remplir de larmes
de joie , lorsque ma fille brillait au
milieu de vous , comme une fleur !
lorsque j 'entendais sa voix éclatante
pénétrer à travers vos accens , et
faire garder le silence à toutes ses
compagnes ravies par la beauté de
ses chants.
^ Et vous , jeunes guerriers , qui
vous empressiez autour d’elle , qui
me preniez la main , et me suiviez
dans les combats pour vous rendre
dignes d’être son époux , ne venez
plus dans ma tente ) je n’ai plus
d’Odérahi !
» M’auriez-vous dit qu’un jour ,
dans ma triste vieillesse , je verrais
étendue sur la terre ma fille chéiie ,
ODERAHI. 2*3
celle qui devait me fermer la pau-
pière ?
» Oderahi ! pourquoi partir si tôt
pour le pays des âmes ? tu laisses
ton malheureux père étendu sur sa
natte de mort !
32 Et toi ! Grand-père des hommes,
reçois dans tes bras ma fille chérie?
pourrais-tu chasser de ta natte celle
que tu formas de la flamme la plus
pure ? n’a-t-elle pas assez souffert !
Toute sa vie ne fut qu’une bonne
action : elle était toujours attentive
à faire le bonheur de ses parens :
jamais elle ne fit verser de larmes,
si ce n’est des larmes d’amour, ou
celles que nous répandons aujour-
d’hui sur sa natte de mort ! Le
chagrin l’a renversée } ne lui ten-
dras-tu pas une main paternelle?
^ O mes frères ! élevez vos mains
vers le Grand-être , conjurez-le de
recevoir Oderahi dans sa tente pa-
ternelle !
^ Mais non ! que vos accens n’in-
terrompent pas le silence imposant
de la nuit ! j entends la voix plain«
S24 OBERA h I.
tive d’Odérahi , elle vient consoler
son malheureux père !
33 O ma fille ! tes paroles incer-
taines qui se confondent et se pro-
longent avec le murmure des vents,
me font tressaillir ! Oh ciel ! Je la
vois !... Quelle est pâle !... Tu
ïuis ton père ! pourquoi ne l'en-
traines-tu pas avec toi dans la
tombe ? pourquoi nos âmes ne se
sont-elles pas envolées comme deux
colombes qui évitent la tempête, et
se réfugient dans les sombres fo-
rêts ! »
Les échos répétèrent ces tristes
accens : la nuit était brûlante ; des
meteores enflammés promenaient
dans les bois leurs formes ignées ,
que les Indiens supersticieux croient
être des âmes de leurs parens ; les
guerriers effrayés par leur aspect et
par Je murmure des vents qui étei-
gnirent leurs pâles flambeaux , pri-
rent la fuite , et me laissèrent seul
auprès des tristes restes d ’Odérahi.
cc Ame d’Odérahi , m’écriai je ,
pardonne-moi les tour mens affreux
que je t ai fait souffrir 5 le remords
O D E R A H I. 2^5
ronge mon cœur ! A présent que
tu n’es plus auprès de moi , je
suis comme un enfant abandonné
par sa mère : je t’appelle : Odérahi i
Odérahi ! tu ne me réponds pas ,
mais les remords accourent à ma
\oix comme les ours accourent pour
dé vorer l’enfant. C’est moi qui t’ai
fait dessécher d’amour ;et le Grand-
être, pour me punir, allume dans
mon cœur la flamme la plus vive...
O mon épouse ! aine de ma vie ?
pourquoi me fuir ? pourquoi te
soustraire à mes tendres caresses ?
entends la voix gémissante de ton
malheureux époux ! ne le laisse
pas seul sur la terre , dévoré de re-
grets ! :»
Une voix lugubre se mêla au
souffle des vents ; c'était celle de
mon père qui était revenu près du
corps de sa fille.
« Tu as tué ton épouse, dit-il , et
tu la conjures d’écouter ta voix !
brûle à présent d’une flamme ar-
dente ! son ame ne s approchera pas
de la tienne ; tu lui fais horreur !
éloigne-toi plutôt de sa tombe j ta
Ko
ai.6 ODER A H I.
présence l’effarouche , elle ne vien-
drait plus consoler son père !
*> Ingrat ! tu as refusé de prendre
ma fille pour ton épouse ! tu n’as
pensé qu’à toi dans ce refus... Plus
îéroce que celui qui tourmente un
captif, tu as tué ton amie la plus
tendre ; tu Pas livrée aux sombres
Tapeurs de la mélancolie ; tu Pas
vue, d’un œil tranquille^ dessécher
sous tes yeux ; brûlée par un feu
que tu pouvais éteindre ! chargé
de faire son bonheur , puisqu’elle
s’était confiée à toi , tu l’as sacrifiée
à l’espoir d’une plus grande félicité
que tu ne goûteras jamais. Car ne
crois pas trouver ton bonheur près
de ton. épouse du Midi ! Si tu la
revois, l’image de ma fille te pour-
suivra jusque dans ses bras ! les re-
mords empoisonneront tes plaisirs 1
ton cœur est bon et sensible , il ne
pourra pas oublier le sort de la
malheureuse Odérahi. du te diras :
si j’avais été moins avide de jouis-
sances , je l’aurais arrachée des
mains de la mort ! O mon fils, si
tu avais pu renoncer à tes vaines
ODERAHL
espérances* tu aurais connu le bon-
heur ! parcours à présent toutes les
contrées , et trouve , si tu le peux,
une femme qui t’aime autant que
ma fille t’aimait ! »
Ces paroles de mon père firent
jaillir mes larmes ! son cœur était
bon , comme celui de tous les In-
diens ; malgré son excessive dou-
leur , il fut touché de mon malheu-
reux sort.
« O mon fils ! ajouta-t-il , que
vas tu devenir? tu aimais Odérahi;
tu versais tes larmes dans son cœur !
hélas ! tu l’appelles en vain , elle
n’est plus ! pleure ! pleure ! ma fille
ne vit plus ? Quel nuage épais a
donc couvert tes yeux ? tu aimais à
rester auprès d’Qdérahi ; c’était ton
unique jouissance ! je te l’aurais
donnée pour épouse ; tu aurais bu
le plaisir à chaque instant de ta
vie ! je t’aimais dans mon cœur :
que j’aurais été joyeux de voir tes
enfans , les enfans d’Odérahi jouer
sur ma natte ! cruel Ontéréé , tu as
tué ton épouse, tu as tué ton père !
tu me fais horreur et pitié ! Errant
K 6
228 ODÉRAHI.
dans les forêts , ou assis sur ta natte,
les cruels remords déchireront ton
cœur , jusqu’à ton dernier soupir :
le Grand-être, pour te punir, al-
lume dans ton sein un ardent
amour ! tu aimes ton épouse quand
elle n’est plus ! tu n’a pas assez
connu , quand elle vivait , tout son
mérite et ses vertus ! Pars à pré-
sent ! parcours toutes les nations,
et trouve , si tu le peux , une femme
qui t’airne autant que ma fille t’ai-
mait !
35 Si tu avais renoncé à tes espé-
rances , tu aurais connu le bonheur :
mais , hélas ! qu’il t’en coûtera pour
expier ton crime? bientôt tu n’auras
plus de père ; la voix plaintive d’O-
dérahi , les gémissemens d’Ourahou
retentiront sans cesse dans ton
cœur !
— Bon père, pardonne-moi ma
faute ! laisse moi te presser dans
mes bras ! mes larmes couleront sur
ton visage ; elles éteindront le feu
de ta colère ! elles soulageront mon
cœur déchiré par les regrets !
— Non ! non ! n’approche pas de
ixmsm»
O D É R A H I, 229
moi ! Je t’aime, mais j’aurais honte
de presser dans mes bras le meur-
trier de ma fille ! ^
Ourahou me laissa seul , auprès
du tombeau d’Odérahi : je voulais
le suivre ; je ne pouvais quitter les
tristes restes de mon épouse : j’étais
comme un orignal percé de flèches ;
il ne peut se reposer sur la terré 9
sans enfoncer les flèches dans son
cœur; il ne peut fuir, ses forces
l’abandonnent; il attend la mort.
Le soleil éclaira ces lieux ; la na-
ture me parut couverte du voile de
la mort. Plusieurs jeunes femmes de
la bourgade venaient pleurer sous
le corps d’Odérahi ; je me cachai ,
pour entendre leurs chants. Elles
se percèrent les bras avec des dents
de poissons, se coupèrent les che-
veux , et les posant sur le corps de
leur amie , elles chantèrent :
« Odérahi, la plus belle des Na-
douëssises , n’est plus ! lorsque
les alliés viendront à la bourgade
danser à l’ombre de l’arbre de la
paix , ils se diront : où est donc
la belle femme ? Nous leur répou-
11
1
t
s3o OBÉRA H I.
cirons , en pleurant : Odérahi n’est
plus !
» Odérahi n’est plus ! tandis que
nous pleurons , les ennemis de la
nation se réjouissent ; leurs jeunes
femmes se disent en riant : Odérahi ,
la plus belle des Nadouëssises, n’est
plus !
» Odérahi n’est plus ! son corps
est suspendu à l’arbre de mort ;
les vents l’agitent en murmurant,
comme les tourmens de l’amour
ont agité son cœur. Les vieillards
regrettent celle qui pansait leurs
plaies , qui allumait le courage des
jeunes gens ; les mères regrettent le
modèle des jeunes filles; les jeunes
gens , celle dont un regard récom-
pensait leux bravoure , dont la pré-
sence enflammait leurs âmes, celle
dont chacun espérait être l’époux.
Toute la nation est en pleurs ;
Odérahi n’est plus !
^ Odérahi n’est plus ! chacun de
nous a perdu une amie qui lui don-
nait de sages conseils , une sœur
qui venait la consoler quand elle
pleurait sur sa natte ; un bon esprit
O D É R A II I. z3i
qui apaisait les querelles. On ne
dansera plus dans la bourgade ;
Odérahi n’est plus ! Celui qu’elle
aimait mourra bientôt ; car le feu
de l’amour le plus tendre brûle
dans son cœur ! il périra , ce brave
guerrier qui a rendu la nation vic-
torieuse ! en vain lui dira-t-on de
se conserver pour la nation; il ré-
pondra : pourquoi vivraiqe encore ?
Odérahi n’est plus !
Odérahi ! pourquoi partir si tôt
pour le pays des âmes ? ton père ,
tes amis vont te suivre ; tous les or-
nemens de la nation vont périr :
Odérahi n’est plus ! »
Ces tristes paroles retentissaient
dans mon cœur ! les jeunes femmes
se retirèrent ; mais il en vint beau-
coup d’autres ; car la douce Odérahi
était chérie par tontes ses compa-
gnes : je restai plusieurs jours au-
près de son corps, nourrissant ma
douleur de leurs plaintes , de leurs
regrets.
Omourayou vint enfin me trou-
ver , et me dit : « Si tu restes dans
les bois , le chagrin rongera ton
202 O D É R A. H r.
cœur : viens plutôt pleurer avec
nous , tes larmes seront moins cui-
santes. w Je le suivis comme un
enfant qui a perdu sa mère , suit
en pleurant la femme qui l’adopte.
Je marchais la tête penchée ; mes
genoux pliaient sous la main de la
mort ! lorsque j’entrai dans la tente
de mes amis , notre réunion aug-
menta notre douleur ! nous pous-
sâmes des cris qui attirèrent les ha-
bitans; ils vinrent poser leurs mains
sur nos têtes et versèrent des larmes ,
en disant: « Frères , que vous êtes
malheureux ! 33
Bientôt l’excès de la douleur me
chassa de la tente : j’étais comme
rhoinme qui vient de commettre
un crime ; je ne savais où me ca-
cher; j’avais honte de moi-même.
Poursuivi par le remords , je m’en-
foncais dans les bois, je gravissais
les montagnes , j’appelais Üdérahi,
je la cherchais dans les lieux où
j’avais coutume d’aller avec elle , et
le trait qui perçait mon cœur ne
me quittait pas : la douleur le tenait
étroitement serré, comme le carca-
O D È R A H I. 233
jou qui s'est élancé sur un daim f
et qui enfonce ses griffes dans son
corps : le daim fuit avec la rapidité
de Téclair, emportant avec lui l’en-
nemi qui suce son sang , et le fait
tomber sur la terre : je tombais aussi,
renversé par la fatigue , et j’appelais
la mort. Si je trouvais un fruit em-
poisonné, je le cueillais avec em-
pressement , je le portais à ma
bouche : ce Tu iras revoir Odérahi ! »
me disais- je \ une force secrète m’ar-
rêtait la main 5 je croyais entendre
une voix rue crier : ce Ontéréé 9 le
Grand- être te défend de mourir !
le fleuve des tourmens n’a pas
encore lavé ton crime ! oseras-tu
paraître devant lui , encore teint du
sang de ta mère ? » Je prenais la
fuite comme un enfant qui entend
le sifflement d’un serpent. L’image
de mon épouse expirante me pour-
suivait ; elle entretenait dans mon
cœur le feu de l’amour le plus ten-
dre, et les regrets dévorans.
^ Grand-êtfre, m’écriais-je, daigne
me rappeler auprès de toi ! n’ai je
pas assez souffert ? mon ame se
234 O D É R A H I.
réunirait à celle d’Oclérahi ; elles
ne se sépareraient plus ! *> Les re-
mords accouraient à ma voix , et
déchiraient mon cœur.
Ornourayou avait suivi mes tra-
ces; je l’aperçus à travers les arbres :
il était en sueur ; ses vêtemens
étaient déchirés ; les épines avaient
écorché ses jambes. Sa vue renou-
vela ma douleur ; il vint auprès de
moi , posa ses mains sur ma tête ,
sans parler ; il pleura long temps j
puis il dit :
te Ontéréé , je ne reconnais plus
mon arni ! je croyais avoir un guer-
rier pour frère , et ce n’est qu’une
femme qui ne peut supporter la dou-
leur.
— Oui , cher Ornourayou , je suis
faible comme une femme qui aime :
j’ai vu étendue sur sa natte de mort ,
l’épouse de mon cœur ; c’est moi
qui l’ai tuée; à présent qu’elle ne
vit plus, je l’aime comme tu aimes
O m air a l
— Viens pleurer avec elle , nos
larmes soulageront tes regrets. 55
Je suivis Ornourayou , et lorsque
O D É R A H I. 2.35
nous fûmes dans sa tente, il dit a
son épouse :
cc Qu’Ontéréé est à plaindre,! à
présent qu’Odérahi ne vit plus, son
cœur brûle d’amour.
— Pauvre Ontérée, dit Omaira ,
mes larmes coulent sur ton cœur ;
que tu as dû souffrir ! pourquoi fauî-
il que tu ne connaisses le mérite de
cette amie que lorsqu’elle n’est plus !
Elle ne vivait que pour toi ; elle
était esclave de tes volontés; tu étais
son aine ! toujours attentive à faire
ton bonheur ; elle te sacrifiait ses
goûts, ses plaisirs : depuis que tu
étais dans sa tente , on ne la voyait
plus dans nos jeux ; elle n’allait
plus voir ses amies : toutes ses pen-
sées étaient pour toi ; elle avait re-
jeté les vœux des plus braves guer-
riers. Odérahi était un bon esprit ;
elle était la mère de ton bonheur ! »
Omaira avait, par son discours,
aiguisé mes regrets ; son époux
voulut ranimer mon courage , il
me dit :
ec Le Grand-père de ma famille
m’a souvent répété : Mon fils, si la
ii
1
" . / , ;-V
fM;
EX!
A H I.
mort t'enlève ton épouse et tes en»
fans , ne pleure pas toujours 5 mais
quitte ta tente ; le mouvement
chasse le chagrin : va dans les
tentes des guerriers blessés ; reste
auprès d’eux pour chasser l’ennui
qui repose sur leurs nattes ; apporte»
leurdesplantesnouvelles ; vachasser
pour eux : faire du bien est le
baume de tous les maux de la
vie !
35 Allons , Ontéréé , lève-toi de
ta natte de douleur ! imite le castor
dont on a tué l’enfant; il reste un
instant auprès de lui > le flaire en
grommelant , et va continuer les
travaux de sa nation,
35 Quand Odérahi était étendue
sur sa natte de mort, brûlée par le
feu de Y amour, nous avons pleuré
sur elle ; mais à présent qu’elle est
dans le pays des âmes , auprès de
sa mère Wanissa, à présent qu’elle
est heureuse , je ne pleure plus que
pour toi. Pourquoi cache-tu ta tête
dans tes mains comme l’oiseau qui
cache sa tête dans ses ailes , en at-
tendant la mort ? Un chef de guer-
O D E R A H I. h37
riers ne doit pas mourir comme une
femme. Les nuages se sont accu-
mulés sur ta tête ; la foudre a éclaté
près de toi , elle a frappé ton épouse ,
et tu verses des larmes de sang; je
pleure sur toi ! Il posa ses mains
sur ma tête, et l’arrosa de ses lar-
mes. « Mais le ciel peut s’éclaircir ;
la foudre s’éloigner, et le temps te
conduire au bonheur. Ton épouse
du Nord n’est pas étendue sur sa
natte de mort; peut-être tes frères
viendront- ils te chercher, et le coup
qui te déchire sera le père de ta
félicité.
^ Odérahi n’est plus ; mais toute
la nation n’est pas morte avec elle ;
tu as encore des amis ! va pendant
la nuit pleurer sous l’arbre d’Ûdé-
rahi; mais travaille pendant le jour
pour l’utilité de la nation ! elle doit
être pour toi une épouse, une mère,
une amie ; tout ton cœur doit lui
appartenir. Va dans les conseils
donner de sages avis ! conduis les
guerriers à la chasse , à la guerre ;
fais voir que tu aimes ton pays ! »
Je suivis Omourayou à la tente
2,38 O D É R A H I.
du conseil , à la chasse; j’allai voir
les guerriers blessés ; et partout, je
portai avec moi l’image d'Odérahi ,
partout je trouvai des objets qui
renouvelaient ma douleur; i’enten-
dais des paroles qui , comme des
flèches de feu, perçaient mon cœur.
Omourayou voyant que tous ses
efforts , pour dissiper mes regrets ,
étaient inutiles , me dit un jour :
ce Ontéréé, as-tu donc oublié que
l’homme ne vit pas pour lui seul ,
qu’il doit sacrifier ses désirs pour
ne pas faire souffrir ceux qui l’ai-
ment ? ton oubli a fait mourir la
douce Odérahi ; que sa mort parle
à ton cœur ! je t’airne comme mon
frère ; Omaïra t’aime comme l’ami
de son époux ; nos enfans t’appel-
lent leur père , ta douleur nous fait
souffrir : veux-tu donc aussi nous
quitter pour aller dans le pays des
âmes ? oublies-tu que tu as un père
qui t aime encore , qui pleure sur
sa natte , parce qu’il n’a plus d’en-
fans ! va le consoler , ne vis pas
que pour toi î prends garde qu’en
te couchant sur ta natte de mort ,
\
O D É R A H I. z39
tu n’entrâmes avec toi un jeune
guerrier , son épouse et son fils !
je te le répète , tu es l’ami de mon.
cœur , je ne puis vivre sans toi !
35 Viens voir ton père Ourahou !
je lui ai parlé de toi ; il t’aime tou-
jours. *
Je le suivis jusqu’à la tente de
mon père ; en entrant , il me cacha
derrière lui , et dit :
« Père Ourahou, tu avais un fils
et une fille que tu aimais; la mort
ta enlevé ta fille; mais ton lils vit
encore, veux-tu le revoir? »
Mon père ne répondit rien.
? cc Ecoute , bon père , ton esprit
n’est pas faible , comme celui d’une
femme qui perd son époux : le
souffle de la mort t’a souvent frappé;
tu dois être ferme , comme le grand
arbre de la forêt tant de fois ébranlé
par la foudre ! le chef des guerriers
ne doit pas être toujours plongé
dans la tristesse. Je sais que tu as
reçu une blessure profonde ; ton.
fils vient la guérir ; veux* tu le
revoir ?
» Tu ne réponds rien ! tu veux;
ï4o O D É R A H I.
donc qu’il meure de regrets? prends
garde ! c’est un bon guerrier , la
nation te le redemanderait. Bon-
Î)ère , il est si triste , il verse des
armes si abondantes ! Toi qui es
*m des sages de la nation , tu dois
savoir que l’homme n’est pas le
maître de son cœur. Il aimait Odé-
rahi comme sa mère adoptive $ elle
aurait voulu qu’il l’aimât comme
son épouse j le pouvait-il , puisqu’il
avait une autre épouse ?
» Avant de condamner ton fils à
l’exil , mets- toi à sa place ! les grands
pères de la nation te l’ont dit : Ne
condamne jamais les actions de
ton frère , avant de t ’ être mis à sa
place 9 d’avoir sondé son cœur ,
suivi l’ordre de ses idées , de ses
affections ; avant d’avoir vu si ,
dans la même situation y tu n au-
rais pas commis la même faute /
Et pourquoi porter le désespoir
dans le cœur de ton fils ; ce n’est
pas lui qui te frappe , il n’est que
l’instrument innocent dont se ser-
vent les mauvais esprits : cède à
leur volonté ! crains de faire deux
malheureux
O DÉ R A HI. s4l
malheureux par ta colère ; ils s’eu
réjouiraient !
» Dis donc, père Ourahou, veux-
tu recevoir ton fils ? allons , ouvre
tes bras , qu’il se précipite sur toi
presse-le sur ton sein , réchauffe son
ame glacee par la douleur !
t’entends- tu pas la voix de ta
■ <1U1 te cIlt Bon-père , pour-
quoi ne pas exaucer les dernier*
vœux d’OJérahi ? je t’avais prié*
recevoir mon epoux dans ta tente
et je ne l’y vois pas! '
» Prends pitié de ton fils , reçois-
le dans tes bras ! ’ Ç01S
veuxle Passer sur mon
— Tu le veux ! Tiens , le voilà »
Pressez-vous dans les bras l’un dé
laTd’elo r°rea plus «mre
mnnn—?^ da"8 leS b»S de
mon pere ; il me pressa sur son sein .
étJî: uu de nies larrQes • "i
e ait immobile , prêt à mourir de
pïaisir ; U reprit ses forces, et dit*
« Oderala , voilà ton frère de rel
our , yiens donc le voir ! » pujs -j
342 ODERAHI.
s’écria : « Odérahi n’est plus ! » Sa
tête et la mienne retombèrent dans
nos mains; Omourayou, debout a
nos côtés , laissait couler ses larmes
6a Ourahou , après un long silence ,
6e réveilla du sommeil de la mort ,
et me dit : t
« Mon fils , ne pleurons plus ,
nous xte sommes pas des femmes ,
mais des guerriers ; _ Ie Jett* .
large peau sur ce qui s est passe ,
je le lois pies que toi ; tu remplis
“TvS avec moi , Omourayou ,
ïe veux aller m’asseoir sur ta natte ;
je serai le Grand-père de ta fannlle,
l’attendrai dans ta tente le moment
Lu je partirai pour le pays des âmes ;
f’y1 trouverai ma fille et mon
épouse Wanissa ! » .
* Nous allâmes demeurer dans la
tente de nos jeunes amis paissant
la nôtre déserte , parce qu Oderahi
n’y était plus. Mon père parut avoir
surmonté sa douleur ; »n calffie
agit sur mon aine ; le pardon q
ar.rnrdé m’obtlUt celui ®
ODERAIU 243
mes frères : mon esprit se plongea
dans une mélancolie a laquelle leulr
pitié donnait quelques charmes $ ils
m appelaient rr Coeur-piqué, fai-
sant allusion a mes malheurs.
Lorsque les arbres furent dé*
pouilles de feuilles , mes frères se
préparèrent à la grande fête des
Moits , qu ils célèbrent tous les
trente ans , pour transporter les
rentes de leurs parens à la grande
caverne situee sur les rives du
fleuve. Un Héros publia, par ordre
du conseil , que ce jour était arrivé :
a sa voix, la bourgade retentit de
eus lamentables , et présenta des
scenes de désespoir $ chacun pleu-
rait ses parens , ses amis morts de-
puis la fête précédente ; on eût dit
que la dernière génération venait
de mounr. Cette voix lugubre ré-
veilla la douleur de mon père, de
mes amis qui se roulèrent sur leurs
nattes , se percèrent les bras et les
• 1 , ^ ^ de poissons.'
comme .js avaient fait à la mort
, Oderahi. Us sortirent ensuite de
leurs tentes pour aller à la forêt
L a
244 ODÉRAHI.
chercher les corps suspendus aux
arbres ; ils les portèrent aux bords
du fleuve , pour laver les os , en
détacher les chairs , qu’ils brûlaient,
pour ne porter que le squelette à la
cave des morts.
C’était un spectacle terrible et dé*-
goûtant à la fois que celui de tous
ces cadavres olfrant tous les degrés
de putréfaction , depuis ceux ense-
velis dès trente ans, jusqu’à ceux
décédés la veille ; cadavres hideux ,
portés nu à nu par des hommes
de tous les âges. Une génération
présente conduisait la génération
passée au tombeau , dans lequel
clle^ même devait descendre : une
mère portait les enfans que naguère
elle tenait dans ses bras 5 un époux,
îa jeune épouse qu’il avait pressée
sur son sein ; la jeune amante , le
guerrier qu’elle voulait faire asseoir
sur sa natte • leurs tetes dech&rnee
retombant sur les épaules de ceux
qui les soutenaient, frappaient leurs
joues vermeilles , présentant ainsi
le contraste affreux de la vie et de
h mort , des débris de l’humanité
0
O D É R A H I. 245
k côté de la fraîche et vigoureuse
jeunesse. Je vis mon père Üurahou
chargé du corps de sa fille qu’il
tenait par les mains , suspendue
derrière lui : la longue chevelure
de mon épouse couvrait son visage
baigné de pleurs 5 Omourayou mar-
chait à ses côtés , portant celui de
Wanissa.
Un froid mortel glaça mon sang;
je tombai au pied d’un arbre , et le
voile du trépas me déroba l’horreur
de cette scène. L’air retentissait de
lugubres cris ; chaque famille chan-
tait la chanson de mort $ ils partirent
pour la grande cave, et je restai
seul dans les bois, jusqu’à ce cju’ils
fussent de retour.
O D È R A II L
246
^m.mrurm^îM^SfSUmmmi ■ —
Mon père Ourahou m'avait dit
souvent qu’il avait jeté une large
peau sur le corps d’Oder ahi , que
je remplissais son cœur \ mais je vis
bien à l’altération de son visage ,
à sa maigreur , à sa faiblesse , que
le chagrin qu i! cachait dans son
aine le dévorait , comme le feu
concentré sous un amas de feuilles
le mine lentement 3 je vis que bientôt
il allaittomber sur lanatte de mort ;
mes tendres amis s’en aperçurent
aussi : nous étions tristes, comme
des paren s autour d’un père qui va
mourir ; les caresses et les jeux des
enfansnenous amusaient plus, leur
gaieté nous était importune , et nous
envions leur insouciance.
Omaïra dit à son époux : « Verse
tes larmes dans mon cœur , Ourahou
ne veut plus rester avec nous, il se
prépare à partir pour le pays des
âmes , un ver ronge son cœur , il va
tomber.
— Chère Omaïra, répondait son
époux, tes paroles portent le trouble
O D É R A H I. 247
dans mon cœur ; quand je vois mon
père et mon ami prêts à mourir ,
mon aine rampe sur la terre acca-
blée par le chagrin : je me rappelle
les dernières paroles d’une vieille
femme que l’on brûla comme sor-
cière , parce qu’eile vivait solitaire
dans les bois ! 33
cc Ah ! si l’on savait ce qu’il en
coûte pour être époux et père, di-
sait-elle^ s il était possible de pré-
voir combien de maux l’on aura à
souffrir, combien d’inquiétudes à
dévorer, combien de larmes à ver-
ser sur la natte d’un époux , d'un,
enfant luttant contre la maladie ,
qui oserait contracter aucun lien
d'amour? Celle qui a un époux et
des enfans vit en eux , elle a trois
corps sur lesquels le chagrin peut
mordre ; elle ne jouit que faiblement
de leurs plaisirs , et leurs maux por-
tent sur son cœur. S'ils partent pour
le pays des âmes, elle veut les sui-
vre , et souffre plus que le guerrier
attaché au poteau de mort ! 3>
« Mais, belle Omaïra, le Grand-
père des hommes qui a voulu que
L /j.
. ï
h
248 . O D ]• R A PT T.
leur race ne périt pas <, a décoré îcs
femmes des formes les pins belles ,
leur a donné des charmes qui allu-
ment dans nos cœurs le feu de cet
amour qui nous promet tant de
plaisirs 5 et nous trompe si souvent.»
Ces paroles me troublent , m’in-
quiètent ; je suis entouré de mes
enfans , de mon épouse , de mon
père, de mon ami; d’affreux pres-
sentimens m’agitent ; je tremble ,
moi qui ai si souvent bravé la mort :
hélas , quand elle plane sur une
tente, elle enlève souvent tous ceux
qui l’habitent : j’entends le bruit de
ses ailes ; des larmes involontaires
coulent de mes yeux : Gmaira ,
Tiens, que je te presse sur mon
cœur ; mes enfans, venez embrasser
votre père ! Grand être , voudrais-
tu me séparer de tout ce que j’aime ?
ô mon épouse, ô mes enfans, atta-
chez-vous à moi î 35 Omaïra et ses
enfans se jetaient sur lui pour le
combler de caresses ; il restait im-
mobile, sans oser leur sourire.
Cependant, Ourahou n’avait plus
la force de sortir pour aller voir scs
#
O D E R A H I.
anciens amis ; la douleur le tenait
attaché sur sa natte de mort : nous
le portions à l'ombre d’un sassafras,
nous asseyant auprès de lui. 11 jouait
un moment avec ses petits enfans ;
puis tout- à- coup promenant ses
regards sur la bourgade et la
prairie : « Je ne vois pas Odérahi »
disait-il ; il cachait sa tête dans ses
mains , demandait à rentrer dans
la tente, parce que la vue de ces
lieux lui rappelait ses malheurs.
Omourayou alla dans la bourgade
voisine , avertir un habile médecin ;
ami de mon père. Le sage vieillard
vint , et mon père , après avoir fumé
avec lui une pipe d’amitié, lui dit :
c< Mon vieil ami, mes enfans ont
été te faire lever de ta natte , ils ont
eu tort: tues venu, je t’en remercie:
j’aime à voir près de moi un ami
qui a tant de fois guéri mes plaies;
mais n’espère pas guérir celle qui
me tue ; mon corps tout couvert
des blessures que j’ai reçues à la
guerre, de celles que je me suis
faites à la mort de mon épouse , de
ma fille , est comme un vieil arbre
L 5
i
MJ
25o ODER A II I.
creusé par un ours qui y fait sa
retraite ; le moindre vent doit le
renverser ; on ne peut le faire re-
verdir. Le chagrin s’est placé dans
mon cœur, il le ronge, le vent de
la mort va me renverser : n’espère
faire revivre ; laisse-moi
m’endormir paisiblement sur ma
natte. Le Grand-père des hommes
m’appelle : je ne crains pas de
paraître devant lui ; je n’ai jamais
fait de mal qu’aux ennemis de ma
nation : j’ai parcouru le sentier de
la vie; j’ai bu tour à tour dans la
coupe du plaisir, dans celles des
peines ; j’ai rempli le rôle d’époux,
de père et de vieillard; je me suis
occupé toute la vie du bonheur de
ceux qui m’entouraient , sans jamais
les sacrifier à mes jouissances : j’ai
servi avec zèle ma nation ; tous mes
rôles que j’ai remplis du mieux
qu’il m’était possible , sont finis :
pourquoi chercherai je à les pro-
longer? Une seule chose m’afflige,
c’est de voir mes pauvres enfans
pieurant autour de moi ; les soupirs
qu’ils ne peuvent étouffer me dé-
0
O D E R A H I. z5i
cbirent ! aies pauvres enfans, ne
pleurez pas ! nous nous reverrons
un jour : je vous lai dit : la vie
n’est qu’un songe , et la mort un
réveil ; quand votre rêve sera fini f
vous viendrez dans le pays des aines
où nous serons tous heureux; mais
jusque là vous aurez beaucoup à
souffrir ! ô mon vieil aini, toi que
le temps a rendu le conseil des
jeunes gens, soutiens mes enfans ;
je te recommande surtout le Cœur-
piqué ! Omourayou , Omaïra ont
des enfans qui remplissent leur
cœur ; quand je ne serai plus , le
malheur augmentera leur attache-
ment mutuel ; ils presseront leurs
enfans dans leurs bras , et l’amour
guérira leurs plaies ; mais le fils
aîné de mon cœur n’a nas d’épouse
ni d’enfans ; il a laissé ma fille
partir avant lui pour le pays des
âmes : la solitude tue 1 homme ;
le cœur a besoin d’aimer ! prends
jerarde que la faim ne le dessèche ;
fais- le vivre pour la nation; car
c’est un bon guerrier.
» Et vous, mes enfans, écoutes
L 6
f
$5* O D É R A H T.
les sages avis de ce vieillard ; re-
cevez-le comme un père sur notre
natte. »
Ourahou cessa de parler; il était
très- affaibli ; le lendemain ii reprit
ses forces , et dit à Omourayou :
»Mo:n fils, aime toujours Omaïra,
comme tu l’aimes à pr ésent : elle est
belle comme un arbre en fleurs ;
mais le souffle du temps fera tom-
ber toutes ces fleurs ; ses ailes effa-
ceront le coloris de son visage ; un
moment viendra où elle ne pourra
plus te donner d’enfans ; elle sera
moins belle ; alors ne délaisse pas
l’amie de ta jeunesse , celle qui a
fait ton bonheur en écoutant tes
soupirs, qui t’a soutenu dans ses
bras , lorsque l’amour qui t'avait
desséché te faisait ramper sur la
terre ; celle qui pouvait, par son
refus , te rendre malheureux. N’i-
mite pas certains Hommes rouges
qui accablent leurs femmes sous le
poids du travail, et les méprisent ;
vois toujours dans ton épouse un
être sensible et faible, dont le Grand-
père des hommes t a confié le bon-
■
vT:-'--
: ■ ...
ÜHMh
O D É R A H I. 253
heur ; lorsque tu paraîtras devant
lui , il te demandera si tu l’a rendue
heureuse ; fais en sorte de pouvoir
lui répondre : ce Oui mon père ! »
« Tant que tu seras jeune et vi-
goureux, tu pourras peut-être avoir
moins besoin d’elle ; mais lorsque
les fatigues auront usé tes membres,
lorsque l’âge aura glacé ton sang ,
une épouse qui t’aime , qui cherche
à soulager tes tourmens , te sera
nécessaire; et si tu l’as maltraitée ,
elle sera morte de chagrin , ou bien
ta conduite aura glacé son cœur ,
elle te laissera sur ta natte. »
Omaïra dit avec empressement :
te Oh non , je ne l’abandonnerai
jamais !
— J e crois ton bon cœ ur , douce
Omaïra ; mais un rayon qui part du
soleil est brûlant ; s’il traverse des
nuages il se refroidit; il en serait
de même de la flamme qui t’anime,
si ton époux te maltraitait.
« Et toi-même, quand tu seras
moins belle , quand le temps aura
calmé le feu de l’amour, ne fais
pas de reproches à ton époux , s’il
J
I
« •*-
254 O D É R A H I.
te quitte pour aller dans la chambre
du conseil, s’il te parle moins , et
s’occupe à méditer les délibérations $
il devra penser plus à la nation qu’à
toi : s’il te querelle , sois douce et
patiente ; l’orage passera , il revien-
dra près de son amie , et le feu de
sa tendresse sera plus vif. »
La voix de mon père s’éteignit
avec la flamme qui l’animait, comme
les vents qui cessent leur murmure
au coucher du soleil. Aussitôt les
airs retentirent de cris lamentables ;
ils attirèrent tous les guerriers, et
bientôt la natte sur laquelle la mort
l'avait étendue fut inondée du sang
qui sortait des blessures profondes
qu'ils se faisaient pour exprimer
leurs regrets. On posa le corps de
mon père sur les branches de l’arbre
des morts $ des poètes chantèrent
ses exploits ; ils étaient interrompus
par les Gris des femmes et des en-
fans qui pleuraient sur le corps du
vieux chef.
Sa mort frappa mes jeunes amis
au cœur : Omourayou devint som-
bre eLrêveurj malgré son courage ,
O D E R A H I. 2.55
des larmes involontaires s’échap-
paient de ses yeux ; souvent il se
précipitait dans les bras d’Omaïra ,
serrait ses enfans contre son sein ,
puis détournant la tête pour cacher
ses larmes , il restait immobile
comme un homme frappé de la
foudre. D’affreux pressentimens dé-
voraient son cœur ; il me disait :
« Ontéréé , j’entends toujours le
bruit des ailes de la mort^ sa main
pèse sur mon ame , et l’écrase : le
ciel au bonheur s’obscurcit, je vois
des nuages sombres s’accumuler sur
notre tente , la foudre est prête à
nous frapper. Grand-père des hom-
mes, si j’ai pu t’offenser, punis-
moi , mais épargné mon épouse et
mes enfans ! Joi, dont le cœur est
si bon, pourrais-tu les laisser tom-
ber sur la terre ? Je me jette dans
Je cherchais à éloigner ses tristes
pensées , mais il ne rn écoutait pas
me serrait la main en pleurant , et
me disait : « Mon cœur est effrayé
comme celui du cerf qui entend les
chasseurs 5 je ne sais où fuir , où
■■■■■■■■ÉanMnMHWHi
0.56 ODÉRAH I.
conduire mon épouse et mes en-
fans ! n’est- il pas d’asile sur la
terre qui puisse mettre à l’abri du
malheur. ^
Les tristes prcssentimens de mon
ami se vérilièrent \ il périt à la
chasse, écrasé par un buffle furieux
qui l’attaqua à l’imprévu.
La mort enleva bientôt sa mal-
heureuse épouse qui expira dans
mes bras.
Tant de malheurs me plongèrent
dans un sombre et profond déses-
poir : le sage vieillard, ami de mon
père m’emmena dans une bour-
gade éloignée, il me lit choisir pour
une députation chez des peuples du
Nord il m’accompagna , et par-
vint , par son adresse et la force
cle ses discours , à me faire re-
noncer au projet que j’avais formé
de renoncer à la vie dont le far-
deau m’était devenu insupportable.
« Qui t’avait donc promis , me
disait-il souvent, qu’Odérahi , ton
père et tes amis vivraient toujours ?
Ne devaient-ils pas partir pour le
pays des âmes , où ils sont lieu-
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■ " *^V-''v- * - - ’ ' ‘ - • -
O D É R A H I. 257
reux ? pourquoi ne t’es tu pas pré-
paré à leur voir faire le voyage ?
n’espères-tu pas les y revoir ? Si un
jongleur te prouvait que ton arne
n’est pas immortelle , qu’il n’existe
pas de Grand -être, que tu 11’es
qu’un animal jeté au hasard sur la
terre , exposé à tous les maux que
le temps amène avec lui , tu aurais
raison de te désoler de la perte de
ceux qui embellissaient ta vie ; mais
tu as une ame que le Grand-être
appelera auprès de lui. Tu 11’es
qu’en voyage, toutes les épines qui
te déchirent restent derrière toi ; tu
arriveras dans un beau pays, où tu
goûteras le bonheur.
^ Pourquoi donc avoir attaché ta
félicité à des objets dont tu n’étais
pas le maître ? Tu as fait comme
ces enfans qui trouvent un joli
perroquet, le chérissent et se lamen-
tent lorsqu’il vient à mourir. Tu
ne pouvais t’assurer pour la vie de
l'existence de ton Oiérahi , de ton
père , de tes amis ; tu devais t’at-
tendre à les voir tomber sur la
natte de mort : le Grand-être pou*
1
L
a58 ODER A HI.
vait les rappeler à lui , il l’a fait :
oseras-tu le blâmer?
IX> Ton imagination t’avait trompé,
en te promettant que le bonheur
d’avoir Odérahi pour épouse serait
plus vif qu*il ne pouvait être ; elle
te trompe encore , en te disant que
sa perte doit te faire quitter la vie :
le plaisir après lequel on a soupiré
se présente , on est étonné de le *
trouver si faible , ou de le voir
diminuer ; le mal que l’on avait
redouté comme le plus cruel de
tous y nous frappe , et le temps
nous amène des consolations im-
prévues ; souvent il se sert du mal-
heur pour nous ménager des plai-
sirs : tu ne savais pas que pour
trouver la félicité > il ne faut pas
la poursuivre. Le Grand- père des
hommes leur a distribué les maux
et les biens par portions fixées dans
sa sagesse; le temps, les lieux, la
situation n’y peuvent rien changer ;
et toujours on augmente ses peines,
en voulant augmenter ses jouis-
sances.
» Le sage se contente de la part
0
O D É R A H I. z5ç>
cle plaisir que le temps lui amène ;
il souffre avec patience les maux
qui le frappent : il a calculé jus-
qu’où peuvent aller la méchanceté
des hommes, l’insouciance, la lé-
gèreté de ses amis , et la rigueur du
sort ; rien ne l’étonne plus ,* tout
est dans l'ordre établi par la nature ;
il s’y soumet sans se plaindre , parce
qu’il n’a pas assez de pouvoir pour
empêcher une seule feuille de tom-
ber de l’arbre qui l’a nourrie. Lors-
que la douleur fait peser le temps
sur son cœur , il le fait marcher
plus rapidement , en étudiant les
propriétés des plantes , pour savoir
panser les plaies des guerriers ; en
instruisant les jeunes gens , en leur
apprenant à être vertueux pour
avoir, moins à souffrir $ il sait que
travailler pour le bonheur des hom-
mes est le seul palliatif de nos
J11 aux* Attends'tout du Grand être !
il fait penetrer la consolation jus-
ques dans la tente de mort de l’in-
fm aine captif • il attache à chaque
situation des plaisirs qui ne sont
que pour elle. »
.
-
' ' . > :<
! I
260 ODÉHA II I. .
J’ai suivi les conseils de ce sage.
Une longue suite de lunes a éclairé
ma tente solitaire ; depuis ces jours
de mort , j’ai vu tomber autour de
moi tous les amis de ma jeunesse ;
et je n’ai eu d’autre consolation
que celle de tracer sur l’écorce le
récit de mes malheurs; je suis seul
debout au milieu de leurs corps
couchés dans la tombe , mes tristes
regards se promènent sur eux ; ici
est mon épouse Odérahi, là mon
père Ourahou et mes jeunes amis ,
Omourayou , Oinaïra ; j’entends
leurs âmes plaintives qui m’appel-
lent : Ontéréé , viens te réunir à
nous dans le pays des aines !
O mes amis, j’irai bientôt vous
rejoindre ; j’ai parcouru le long et
pénible sentier de la vie ; j’ai arrosé
de mes larmes et de mon sang les
épines dont il est hérissé ; mon exis-
tence n’a été qu’un long supplice ;
le temps a fait tomber toutes les
feuilles de l’arbre de vie , il n’en
reste que l’écorce; le chagrin a dé-
voré son cœur, le vent de la mort
va le renverser , et mon ame se réu-
. V V:V '
O D É R A H I. *6 1
nira à vos âmes, pour n’être plus
séparée d’elles; j usque-là vous vivrez
dans mon souvenir.
J’ai fait le plus de bien qu’il m’a
été possible ; et du moins , après ma
mort, ma tombe ne sera pas déserte ;
des cœurs reconnaissais viendront
l’arroser de pleurs !
F I N,
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4
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